[Hiver 2020]
Musée McCord, Montréal
Du 13 juin au 15 septembre 2019
Par Sophie Bertrand
En 2017, la compagnie Polaroid a fêté ses quatre-vingts ans. Fondée à Boston sous le nom de Land-Wheelwright Laboratorie par le jeune étudiant Edwin Land et son professeur de physique George Wheelwright III, elle a permis au duo de scientifiques d’explorer la polarisation du verre optique. Quelques années plus tard, inspiré par la demande de sa fille qui s’étonne de ne pas voir son image immédiatement après une prise de vue, Land se lance dans une nouvelle recherche : l’appareil photo Model 95A et le premier film instantané naissent en 1956 avec un succès et une distribution internationale immédiats.
Depuis, le succès du Polaroid se poursuit, même si les débuts d’une photographie numérique ont pu freiner son utilisation, le film instantané étant devenu trop cher pour les événements familiaux ou l’expérimentation artistique. Entre les annonces autour d’une potentielle fin de sa production et les successions au sein de l’entreprise, son avenir fut mis en péril à plusieurs reprises. Mais les nouvelles équipes de Polaroid Originals se sont donné pour mission de retrouver les émulsions d’antan et de perpétuer l’esprit du film et de son inventeur. Aujourd’hui, le film Polaroid retrouve ce partage social que, malgré son instantanéité, la photographie numérique n’a pas pu détrôner. L’immédiateté du tirage que l’on peut s’échanger, afficher ou simplement offrir dans le moment présent séduit toujours autant.
Pour célébrer l’importance de cette invention dans l’histoire de la photographie, cinq commissaires de la Foundation for the Exhibition of Photography ont imaginé une exposition à la fois chronologique, historique, artistique et didactique. William A. Ewing (ancien directeur du Musée de l’Élysée à Lausanne et fondateur de la galerie Optica à Montréal), Deborah G. Douglas (directrice des collections et commissaire Sciences et Technologie, MIT Museum), Barbara Hitchcock (commissaire, Polaroïd Corporation), Rebekka Reuter (commissaire, WestLicht Museum for Photography) et Gary Van Zante (commissaire, MIT Museum) forment le groupe de commissaires à l’initiative de ce projet monumental. Cette exposition a été coproduite avec le Massachusetts Institute of Technology Museum, l’heureux acquisiteur en 2010 de la collection Polaroid léguée gracieusement par la PLR IP Holdings, LLC, propriétaire de la marque. Les archives et les artéfacts d’origine comme les plans de conception, les maquettes ou les différents modèles d’appareils instantanés disposés élégamment comme des trésors sous vitrine permettent aux visiteurs de saisir ce génie industriel qui a bouleversé et qui a démocratisé l’image dans les sociétés occidentales.
L’exposition contient également des œuvres provenant de collections publiques et privées. Celles des plus grands noms de la photographie du XXe siècle se côtoient sur les cimaises du musée : André Kertész, Robert Mapplethorpe, Sarah Moon, Guy Bourdin, Andy Warhol, David Hockney, ou encore Ansel Adams, fier collaborateur et « testeur » au long terme pour la firme Polaroid. Pour compléter ce panel, le musée McCord qui a accueilli Le Projet Polaroid tout l’été, a proposé un échantillon du patrimoine photographique québécois en incluant quatre artistes montréalais ayant exploré à un moment ou à un autre ce médium : Louise Abbott, Benoît Aquin, Evergon et Charles Gagnon. Il est intéressant d’étudier les différentes fonctions qu’endosse le film Polaroid : tandis que Louise Abbott l’utilise pour sa fonction d’unicité et de souvenirs en tirant le portrait à des photographes de renom lors des Rencontres de la Photo à Arles, en France, Benoît Aquin propose une série sur les travailleuses du sexe à Montréal, avec des témoignages écrits à même le tirage, série qui énonce une forme documentaire que l’on retrouve peu dans l’utilisation du film Polaroid, certainement en raison de son prix.
Au-delà d’un phénomène social et économique, ce film est de toute évidence un support toujours chéri par les photographes et sujet à expérimentation dans les dérives de ses formes papier et de sa chimie, comme chez les artistes Damien Hustinx et Ellen Carey. Peut-être que cette exploration du Polaroid dans sa matérialité aurait pu être un volet plus vaste de l’exposition. Néanmoins, cette magistrale présentation a su certainement combler les plus nostalgiques de l’image argentique tout en satisfaisant le jeune public qui ne cesse de faire renaître ce film « vintage ».
D’une photographie expérimentale au portrait en passant par la nature morte, l’exposition découpe cette rétrospective par thématiques et non en suivant une chronologie des œuvres. Les modèles du film Polaroid sont de tailles variées – certains instantanés sont de formats impressionnants – et se partagent l’espace muséal sous forme de chapitres tels qu’Interrogations, Observations, Contemplation, Configurations ou encore Mises en scène. Ces choix thématiques interrogent le processus créatif de ce film et de son instantanéité, au service d’une démarche artistique. Tandis que certains photographes testent les prouesses techniques du film, d’autres vont l’explorer dans son esthétique et son immédiateté pour créer des séries dynamiques, des ambiances scénarisées ou cinématographiques. Dans une ambiance feutrée au spectre des couleurs mythiques de la marque, le visiteur campe dans un espace temporel agréablement flou pris dans les abîmes de l’histoire d’une photographie et peut librement décider de son parcours avant d’atteindre la dernière salle plus éclairée qui nous ramène au moment présent en présentant une collecte de Polaroid initiée par l’institution montréalaise auprès du public et d’organismes locaux, proposant ainsi, pour terminer, une expérience participative et immersive. Le Projet Polaroid – Art et technologie reflète encore une fois parfaitement les missions du département de la photographie du McCord qui ne cesse de consolider le lien entre l’histoire – d’une technique, d’une collection –, la photographie contemporaine et le citoyen montréalais. Après Vienne, Hambourg, Berlin, Singapour et Montréal, l’exposition itinérante Le Projet Polaroid – Art et technologie s’installera enfin sur les murs du MIT Museum à Cambridge à l’hiver 2020.
Sophie Bertrand est photographe et rédactrice photo indépendante. Depuis 2018, elle poursuit un cursus universitaire en muséologie à l’UQAM dans le but de développer des projets de recherche et de commissariat en photographie.