[Winter 2020]
Musée d’art contemporain de Montréal
Commissaire : Wanda Nanibush
Du 20 juin au 6 octobre 2019
Par Sophie Guignard
Le report des travaux du Musée d’art contemporain aura permis au public montréalais de découvrir, de juin à octobre 2019, l’exposition Rebecca Belmore. Braver le monumental. Initiée au Musée des beaux-arts de l’Ontario par la conservatrice de l’art autochtone Wanda Nanibush, l’exposition offre un survol inédit de la pratique multidisciplinaire de l’artiste membre de la Première Nation anichinabée du lac Seul et devenue une figure incontournable de la scène artistique contemporaine canadienne. Sculptures, installations, vidéos et photographies permettent de saisir toute la force esthétique et politique des œuvres de cette artiste engagée qui s’est d’abord fait connaître par ses performances. En arrivant à l’étage du musée, une mosaïque de dix vidéos projetées sur le mur de gauche donne d’ailleurs un aperçu de sa pratique performative entamée à la fin des années 1980. Cette exposition rétrospective est une occasion unique de découvrir à Montréal certaines de ses œuvres les plus emblématiques, comme Mixed Blessings (2011) ou Fontaine (2005), l’installation conçue pour le pavillon canadien de la Biennale de Venise en 2005. Environ quinze œuvres explorent aussi bien l’histoire de la colonisation et les injustices subies par les populations autochtones, plus particulièrement les femmes, que des enjeux de société plus larges comme les questions environnementales, l’occupation du territoire ou l’itinérance…
Juste avant les pièces principales de l’exposition, The Name and the Unamed (2002) donne le ton de la visite. L’installation vidéo témoigne de la performance Vigil réalisée en 2002 en hommage aux femmes autochtones disparues dans un quartier de Vancouver. Dix-sept ans plus tard, l’œuvre continue de résonner avec l’actualité alors que les conclusions de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ont été rendues publiques. Le nom des femmes clamé par Belmore continue de retentir aux oreilles lorsque l’on découvre, en pénétrant dans la première salle de l’exposition, la photographie grand format Sister (2010), imprimée sur transparent et rétroéclairée, qui semble flotter sur le mur du fond. Les bras en croix comme si elle voulait s’envoler ou nous barrer la route, une femme vêtue d’une veste et d’un pantalon en jeans nous tourne le dos, se refusant ainsi à notre regard dans un geste de résistance.
Sur le mur de droite à l’entrée, la photographie Fringe (2008), qui avait été exposée dans les rues de Montréal de 2007 à 2010, montre une autre femme allongée sur le côté, dont le dos est traversé par une longue cicatrice de laquelle tombent des fils de perles rouges. Inspirée de l’histoire d’une patiente crie à qui le chirurgien avait intégré des perles dans la suture, la photographie semble condenser les thématiques abordées dans cette première salle : la violence persistante de l’histoire coloniale, mais aussi la résistance, la guérison et la résilience des personnes.
Sur la gauche, l’installation blood on the snow (2002) est particulièrement évocatrice de la dualité saisissante, souvent troublante, des œuvres de Belmore. Un immense couvre-lit d’un blanc éclatant se répand sur le sol, recouvrant une chaise dont le dossier est maculé d’un rouge couleur sang. Reproduite sur le mur à côté de l’œuvre, une citation de Black Elk, chaman des Oglala Lakhota, fait référence au massacre de Wounded Knee en 1890 au cours duquel environ trois cents hommes, femmes et enfants furent tués. On pense alors à une photographie historique en noir et blanc montrant des corps dispersés sur le sol enneigé du Dakota du Sud, et un certain malaise s’installe. Le rouge sur le dossier de la chaise vide contraste plus que jamais avec la douceur qui émane de la surface blanche et duveteuse. Accrochée à proximité, l’œuvre photographique en noir et blanc State of Grace, où l’on voit l’artiste endormie sereinement dans des draps d’un blanc lui aussi éclatant, renforce le trouble ressenti.
L’influence de l’image dans l’œuvre de Rebecca Belmore, qu’elle soit photographique ou vidéo, se fait sentir avec force dans cette rétrospective. Par exemple, l’installation At Pelican Falls (2017) aborde l’histoire des pensionnats autochtones en s’inspirant d’une photographie de 1955 montrant sept garçons en uniformes de jeans au bord d’un lac. L’artiste réinterprète le cliché en une sculpture de denim qui figure une étendue d’eau de laquelle émerge un tronc, comme pour faire ressurgir les garçons dans l’espace du musée et réinscrire leur présence dans l’Histoire. Diffusée en arrière, une séquence vidéo d’un jeune homme s’aspergeant d’eau comme dans un acte de purification renforce l’impression de libération qui ressort de l’ensemble et souligne ainsi le potentiel émancipateur du geste créateur.
Comme l’écrit Wanda Nanibush dans son texte d’introduction au catalogue de l’exposition, l’art de Rebecca Belmore affronte les problématiques monumentales de notre époque en nous invitant à en être témoins et à nous sentir concernés par ce que l’on voit.
Sophie Guignard est doctorante en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et spécialisée en études photographiques. Ses recherches doctorales portent sur les enjeux de l’autoreprésentation dans les expositions collectives de photographes autochtones en Amérique du Nord. Elle a notamment collaboré pour les revues Inter Art actuel, Artpress, Esse et Captures. Figures, théories et pratiques de l’imaginaire.