[Été 2020]
Par Charles Guilbert
Pour la deuxième édition de MOMENTA | Biennale de l’image1 (autrefois Le Mois de la photo), María Wills Londoño, qui signe le commissariat en collaboration avec Audrey Genois et Maude Johnson, a choisi un titre poétique : La vie des choses. En apparence paradoxal, ce titre peut renvoyer à des courants philosophiques comme le réalisme spéculatif (aussi appelé « object-oriented ontology »), qui remet en question notre façon anthropocentrique de définir la réalité. Si certains critiquent de façon virulente ce courant (qu’ils jugent non pas réaliste, mais idéaliste), il n’en reste pas moins que de nombreux artistes à travers les siècles ont évoqué cette sensation d’un rapport bidirectionnel avec les choses et la nécessité pour les hommes de se mettre à leur écoute. Comme tout titre, celui de cette biennale ouvre donc un horizon d’attentes pour le spectateur, qui cherche évidemment à voir comment les quatre petits mots font résonner les œuvres.
Impossible de faire ici un compte rendu exhaustif de cet événement majeur et hautement professionnel qu’est Momenta : les œuvres présentées y sont trop nombreuses (plus de 150, de 38 artistes, présentées dans 13 lieux, sans compter le solide catalogue) ! Nous avons donc plutôt mis l’accent sur les principaux angles d’approche choisis par les artistes.
Effacement. Parmi les plus fortes réalisations présentées dans la biennale se trouvent celles dans lesquelles la figure humaine s’efface. La sensation singulière d’une autonomie des choses inanimées est alors vibrante. Les deux vidéos de Miguel Angel Ríos2 créent une tension entre les choses et l’espace qu’on peut interpréter de mille façons. Dans The Ghost of Modernity (Lixiviados) (2012), un cube translucide flotte au-dessus d’un territoire désolé où des maisons faites de bric et de broc tombent du ciel. Cette sorte de maison de verre, toute propre et défiant les lois de la gravité, vient hanter le lieu jonché de déchets, mettant en relief la violence politique et environnementale qui se manifeste dans les choses mêmes. Piedras Blancas (2014) produit un effet poétique aussi fort, mais sans effets spéciaux : on y voit et entend – le travail sonore est remarquable ! – des milliers de boules blanches qui dévalent une montagne, meute surréaliste qui suit avec fracas une trajectoire naturelle, celle de sillons qu’on devine avoir été creusés par le ruissellement de la pluie. À partir d’un simple déplacement de matière (de l’eau au ciment), l’artiste rend troublantes la force et la « logique » du monde matériel, qu’on ne cesse d’occulter. Le grand intérêt de cette œuvre tient moins à sa portée métaphorique – que la commissaire et l’artiste mettent en relief (l’une parlant de migration ; l’autre, de trafic de cocaïne) – qu’à sa façon inédite de nous donner accès à la présence des choses.
L’idée d’intégrer dans la biennale un classique de Fischli et Weiss, qui date de 1987, est fort intéressante, bien que l’espace exigu qu’on lui a attribué n’était pas idéal. Der Lauf der Dinge3 (qu’on peut traduire par Le cours des choses), film en 16 mm, présente une série d’objets (pneus, planches, escabeau, chandelles…) mis en mouvement par une réaction en chaîne qui se déploie dans un vaste espace industriel désaffecté. Combustion, explosion, déversement, basculement… tout un répertoire de petites causes et de petits effets sont convoqués pour créer des rapports surprenants entre les objets. Encore ici, pas de présence humaine, sinon derrière la caméra, qui témoigne en un (faux) plan-séquence de ce défilé facétieux ponctué de suspens. Même si tout a été rigoureusement et artistement prévu par les créateurs, l’œuvre transmet un sentiment de magie et de hasard, nous rappelant que notre monde est le fruit de choses en perpétuelle transformation.
Dans sa très élégante installation créée à partir de la collection du Musée McCord, Celia Perrin Sidarous4 aborde un autre type de mouvement : celui d’une aimantation secrète entre les objets dont témoignent ses différents « arrangements ». Bien que le titre de l’œuvre soit L’archiviste (2019) et qu’on voie ici et là une main gantée de blanc, ce n’est pas une subjectivité qui est mise de l’avant, mais plutôt une attention aux caractéristiques des objets et à leur qualité de présence, tant dans leur forme réelle que dans les photos produites à partir d’eux (en couleur et en noir et blanc). La salle elle-même peut être perçue comme un objet, l’artiste l’ayant ponctuée de fausses colonnes art déco ou d’un rideau plissé (qui sert lui-même de support à une image d’objet), et ayant tapissé certains murs de grandes photos (présentant de vastes espaces percés de fenêtres). On se sent ainsi dans une nature morte en trois dimensions où se répondent en écho non pas seulement les objets eux-mêmes (vases, presse-papiers, boucles d’oreilles, flacons…), mais aussi les formes, les couleurs et les textures qui les constituent : plis, trouées, creux, brillance… En suivant cette rhétorique visuelle, on entre en relation avec ce que l’artiste appelle « la qualité chose de la chose ».
Prise en compte de l’espace et accumulation d’objets sont aussi à la base de l’installation de Hannah Doerksen5, mais cette fois le spectateur se retrouve devant une ambiguïté : doit-il s’intéresser à ces vases, ces lampes disco, ces miroirs, ces fleurs de papier, ces paquets de cigarettes et ces livres de psychopop pour eux-mêmes ou pour ce qu’ils révèlent de l’identité d’une personne, absente, mais qu’on devine désespérée et sensible au kitsch raffiné ? Le titre de l’œuvre, making a religion out of one’s loneliness (2019), nous indique qu’on se retrouve ici à mi-chemin entre la vie des choses et les choses de la vie, entre le mystère de l’inanimé et les aléas du cœur humain.
Juxtaposition. Certaines œuvres trouvent l’équilibre par des stratégies non d’effacement, mais de juxtaposition. C’est le cas de Laura Aguilar qui, dans la série Grounded6 (2006), se photographie nue, assise dans un parc national aride, nous tournant le dos et faisant face à de grosses roches dont la couleur et la lourdeur rappellent celles de son corps de Chicana en surpoids. Dans cette cohabitation méditative, les propriétés de l’être et de la chose semblent s’échanger dans un poignant dialogue ontologique. Tout en réclamant une place pour les corps marginalisés, Aguilar nous sensibilise à « l’âme » du paysage.
Kader Attia réussit un tour de force semblable dans Open Your Eyes7 (2010), double projection d’une suite de 80 images fixes mettant en rapport des photos couleur d’objets provenant principalement d’Afrique (récipients, masques, sculptures…) et des photos en noir et blanc de visages défigurés de soldats occidentaux de la Première Guerre mondiale. Les parallèles clairs établis entre ces objets et ces photos (tous issus de collections muséales) sont touchants : un homme éborgné côtoie un masque dont il manque un bout d’œil ; un vase brisé dont les morceaux sont retenus par une couture côtoie le visage d’un homme couvert de points de suture… Un double phénomène agit : on est en même temps révolté par ces témoignages de barbarie humaine et touché par l’extraordinaire sollicitude dont ont bénéficié les choses. Encore ici, des qualités s’échangent : la présence d’objets met en relief la matérialité et la fragilité du corps humain, et la présence des blessés permet de sentir les épreuves traversées par les objets… À cette réflexion sur les rapports entre les humains et les choses se superpose un questionnement sur les rapports entre l’Occident et les autres parties du monde, grand impensé des musées.
Fusion. Si les œuvres optant pour des stratégies d’effacement ou de juxtaposition mettent bien en relief la vie des choses, celles qui présentent une fusion entre corps et choses n’y parviennent pas toutes, à notre avis, la subjectivité – et les questions identitaires – semblant souvent phagocyter l’objet.
La légendaire Ana Mendieta évite cet écueil dans les deux courts films8 tournés en super-8 il y a plus de 40 ans. À travers des actes performatifs, elle rappelle brillamment qu’aucune émancipation n’est possible sans une prise en compte de la force des choses. Dans Alma, Silueta en Fuego (1975), on voit se consumer un tissu blanc placé dans une forme de silhouette creusée à même la terre ; dans Burial Pyramid (1974), on découvre une femme couchée au sol sous un amas de pierres dont elle parvient peu à peu à se libérer. On sent ici combien corps et matière sont liés.
On trouve un autre type de communion dans la vidéo O Peixe9 (2016) de Jonathas de Andrade, où des pêcheurs brésiliens serrent contre leur torse nu, de façon sensuelle et ambiguë, de gros poissons qu’ils ont pêchés. Dans ces corps à corps, les rapports de force deviennent troublants. Mais les poissons sont-ils des choses ? Les animaux, placés dans un rapport de domination, sont souvent considérés comme tels, et le sont aussi les êtres humains marginalisés… C’est ce qu’on nomme la « chosification », concept central qui guide la sélection de plusieurs œuvres de la biennale. Ces dernières ont en commun de jeter un regard critique sur ce processus aliénant qui est à la source de l’oppression des femmes et des queers, du racisme, du colonialisme, du néolibéralisme, etc.
C’est entre autres en s’attachant à ce concept de « chosification » que la biennale parvient à atteindre l’objectif central qu’elle s’est donné, selon les mots de la directrice, Audrey Genois : « Au cœur de notre mission se trouve la sensibilisation des publics aux enjeux sociétaux que nous abordons par le biais de l’art contemporain10. » Si cette déclaration fait un peu grincer des dents – n’assiste-t-on pas ici à une instrumentalisation de l’art ? –, elle éclaire ce choix de parler à la fois de la vie des choses et de la vie des chosifiés. Mais ne s’agit-il pas de deux propos distincts ? La multiplication des pistes, avec un titre contenant deux mots aussi polysémiques que « vie » et « choses », était à prévoir…
Dans les photos de Gauri Gill11, qui cadre finement des scènes de la vie en Inde, les sujets sont affublés de masques d’animaux qui, par leur présence incongrue, nous font voir le quotidien comme une fiction. Mais ce n’est pas la vie de ces objets qui est mise en relief dans Acts of Appearance (2015). C’est encore celle des humains.
Il en va de même dans Children’s Games12 (1999–2017), de Francis Alÿs, qui souligne l’universalité de certains comportements. Projetées simultanément sur une vingtaine d’écrans, de courtes vidéos montrent que, peu importe les conditions politiques, économiques et sociales où ils se trouvent, les enfants savent, à partir d’objets tout simples (cailloux, élastiques, chaises…), se mettre en action et se réunir.
Subjugation. Plusieurs œuvres parlent de la vie d’humains qui se dédient aux choses. C’est le cas du beau film The Drift13 (2017), de Maeve Brennan, qui fait le portrait de trois Libanais : Mohammad, un mécanicien qui retape de vieilles BMW auxquelles il voue un culte, Hashem, qui reconstitue des poteries anciennes à partir de fragments, et Fakhry, gardien depuis sa jeunesse de temples romains. Un contraste s’établit entre la situation politique fragile de ce pays et la volonté de ces trois hommes de voir les choses durer et, même, renaître.
On peut en dire autant du funambule Rasul Abakarov dans la vidéo intitulée Tightrope14 (2015), de Taus Makhacheva, qui risque sa vie pour transporter d’un piton rocheux à un autre des œuvres d’art : d’un côté, les tableaux sont rangés sur un support linéaire ; de l’autre, ils se retrouvent disposés de façon aléatoire dans une grille métallique. Cette œuvre, dans sa façon de concilier le sublime (paysage à couper le souffle) et l’humour, est à la fois un hommage à l’art et une réflexion distanciée sur notre obsession de la conservation et de l’organisation.
Si ce rapport de subjugation est facile à comprendre quand il s’agit d’objets rares et précieux, il étonne quand il concerne des objets déclassés, abandonnés, jetés. C’est pourtant à ces derniers que se consacre depuis quelques années Raphaëlle de Groot, articulant de façon originale déchet, création et rencontre. Les œuvres qu’elle présente à Momenta sont issues de résidences en Minganie, où elle a notamment collecté des objets échoués sur les berges (la vidéo Subsistances – Inniun15 [2017], présentée dans la petite salle, témoigne de ces séjours-performances). Dans la grande salle, on découvre d’abord l’installation Garde-penser (2019), constituée d’un étonnant aquarium – rempli non pas d’eau, mais de strates de débris colorés simulant des vagues – ainsi que d’une étagère sur laquelle sont disposés certains objets trouvés. Avec ces accumulations, l’artiste nous offre une image de notre déroute, nous obligeant à contempler ces déchets au lieu de nous en détourner.
Elle va ainsi dans le sens des propos fort intéressants que tient Dominique Quessada dans le catalogue de Momenta : « Il ne faut pas développer une défiance antimatérialiste, mais au contraire une vigilance surmatérialiste. Une pensée qui rende justice à la place réelle des objets. Ceux-ci transforment le monde autant que les sujets. » (p. 137) Il en appelle à « de nouveaux rapports de voisinage organisés par un concept que l’état général d’inséparation rend nécessaire : celui de pollution réciproque. » (p. 137) Dans la même salle que Garde-penser, se trouve La peau ne meurt jamais (2019), une installation au sol constituée d’îlots d’objets collectés auxquels l’artiste associe des photos sur tissu qu’elle a créées. Une question surgit alors… Ces images ajoutées sont-elles de nouveaux déchets ? Et plus largement, peut-on ne pas voir le caractère problématique de la production d’œuvres d’art dans un monde saturé d’objets ?
Les œuvres de Juan Ortiz-Apuy suscitent des interrogations du même type. La vidéo The Garden of Earthly Delights16 (2017), projetée dans un espace qui semble avoir été conçu par une firme de marketing, offre un regard critique sur la jouissance liée à la consommation d’objets en présentant une mosaïque de vidéos d’unboxing trouvées sur YouTube (des personnes y déballent avec fébrilité des colis aux contenus divers : iPhone, tortue, sous-vêtements, etc.). Sur le mur qui fait face à la projection, on découvre un étalage de petites œuvres que l’artiste a créées en hybridant des objets de consommation. Comment ne pas voir ici le serpent qui se mord la queue, l’artiste devant produire des œuvres pour dénoncer la surproduction ?
Ainsi, le parcours rhizomatique de Momenta conduit à une réflexion tragique sur la passion des humains pour les choses, artistiques ou non. Comment ne pas citer l’une des phrases crépusculaires qui concluent le texte17 que Maryse Larivière, artiste et autrice, a lu en ouverture de la biennale et dans lequel elle décrit son expérience en parlant d’elle-même à la troisième personne : « [la] distinction entre art et déchet est ce qui la18 prémunit d’une rencontre véritable avec le monde. » Alors maintenant, que faire ?
1 MOMENTA Biennale de l’image 2019, La vie des choses, Montréal, du 5 septembre au 13 octobre 2019.
2 Présentées à OPTICA.
3 Présentée à VOX, centre de l’image contemporaine.
4 Présentée au Musée McCord.
5 Présentée au Centre CLARK.
6 Présentée à la Galerie de l’UQAM.
7 Présentée à la Galerie de l’UQAM.
8 Présentés à Dazibao.
9 Présentée à la Galerie Leonard et Bina Ellen.
10 Tiré d’une entrevue accordée par Audrey Genois à Jacques Doyon dans le no 113 de Ciel variable.
11 Présentées à la Galerie de l’UQAM.
12 Présentées au Musée d’art contemporain de Montréal.
13 Présenté à VOX, centre de l’image contemporaine.
14 Présentée à VOX, centre de l’image contemporaine.
15 Présentée, comme les deux autres autres, à Occurrence.
16 Présentée à VOX, centre de l’image contemporaine.
17 On le retrouve aussi dans le catalogue de Momenta
18 Elle-même.
Charles Guilbert est artiste (vidéo, installation, dessin, chanson, écriture), critique d’art et professeur de littérature.