[Éte 2020]
Par Érika Nimis
Artiste interdisciplinaire, William Kentridge (né en 1955 à Johannesburg) est connu mondialement pour ses films d’animation composés de dessins au fusain et ses mises en scène de spectacles vivants. Issu d’une famille militante, au cœur des luttes anti-apartheid pendant les années 1980, l’artiste explore des domaines aussi variés que la gravure, la sculpture, la performance, le théâtre ou l’opéra. En 2016, le Musée des beaux-arts du Canada a acquis l’installation vidéo immersive More Sweetly Play The Dance (2015). Après le Musée des beaux-arts de l’Alberta, la voici présentée à Ottawa depuis décembre 20191, aux côtés d’une autre œuvre plus ancienne acquise aussi par le musée, What Will Come (2007)2.
More Sweetly Play The Dance est un espace circulaire composé de huit grands écrans sur lesquels sont projetés des paysages changeants dessinés au fusain, qui représentent les environs de Johannesburg détruits par l’activité minière intensive. Au centre de la pièce se dressent des chaises de formes et de tailles diverses et quatre haut-parleurs dont les ombres sont projetées sur les écrans. Le spectateur peut se mettre où il veut et déplacer les chaises pour « entrer dans la danse ». Autrement dit, il fait partie de l’œuvre, et son interaction avec cette dernière conditionne la réception qu’il en fera.
La bande sonore démarre… Un homme tournoyant sur lui-même au rythme de percussions traverse d’un seul élan les huit écrans de droite à gauche, puis disparaît, cédant la place à un autre homme qui entre sur la gauche, d’un pas lent, droit comme un piquet, semant des feuilles de papier derrière lui, d’un geste ample et nonchalant, suivi de près par un porte-étendard au pas lourd, courbé vers l’avant, qui finit par le dépasser… On devine sur le drapeau de cette figure de révolutionnaire des bandes de papier collées avec des slogans… Puis quelques notes entonnées annoncent l’entrée en scène d’une fanfare : c’est elle qui va mener la danse, au propre comme au figuré. Kentridge a collaboré avec l’African Immanuel Essemblies Brass Band qui performe à l’écran son morceau spécialement conçu pour l’œuvre. Au son de cette fanfare défile toute une procession de personnages hétéroclites en théâtre d’ombres. Les silhouettes, réelles (filmées) ou dessinées, à la croisée de la vidéo et du dessin animé, sont projetées grandeur nature, suscitant un émerveillement comparable à celui ressenti devant les spectacles de lanterne magique. Mais à bien y regarder, cette étrange procession où même la Mort parade, n’a rien de féérique et ressemble davantage à une danse macabre en version contemporaine, où se côtoient, pêle-mêle, des religieux portant des plantes et des oiseaux imaginaires et des hommes portant leur propre cage… Certains participants portent aussi des effigies de saints et de figures héroïques. Tous ces emblèmes, ces effigies sont dessinés. Suivent des « hommes porte-voix » sur un chariot tiré par d’autres, des politiciens sur leur tribune, tirés eux aussi, des sténographes qui transcrivent leurs discours, des mineurs, des chiffonniers, toutes les branches de la société, ainsi que des groupes de pleureuses, des squelettes en papier découpé, des malades traînant leur potence d’où pendent des objets dessinés… Une danseuse classique coiffée d’un béret rouge ferme la marche, maniant le fusil avec grâce. Chacun des personnages « performe » sa procession, à son rythme, guidé par ses propres automatismes, mais tous vont dans la même direction… Où ? Difficile de le savoir.
La référence au contexte répressif de l’apartheid est cependant explicite : les cortèges funéraires permettaient à l’époque de contourner l’interdiction du droit de réunion publique pour les Noirs, devenant le seul moment autorisé où exprimer son refus du système. Et Kentridge de déclarer : « Le défilé est une forme que j’ai exploitée tant et plus, en tâchant de placer dans l’œuvre le commun des mortels de la planète. Et d’enregistrer le fait que, ici, au XXIe siècle, le pouvoir du pied humain demeure le premier moyen de locomotion et de façonnement du monde, tributaire du travail manuel de corps individuels. Précisons que l’image du défilé (du cortège ou de la procession) remonte à Goya et à ses peintures du sujet3. »
Le peintre et graveur Francisco de Goya, avec ses Désastres de la guerre (1810–1815), est l’une des nombreuses références qui nourrissent More Sweetly Play The Dance. Le titre lui-même est inspiré du poème Todesfuge [Fugue de mort] (1948) de Paul Celan, sur la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste4. Les figures héroïques brandies par les personnages renvoient, quant à elles, à l’Antiquité romaine, avec Cicéron et son mentor, Quintus Mucius Scævola, défenseurs de la justice civile, et à la Renaissance européenne, avec le philosophe Giordano Bruno, icône de la liberté d’expression. Les slogans collés sur le drapeau du « révolutionnaire » au début du cortège ont de quoi refroidir cependant : « the unhealthy inscription » ou « bombard the headquarters » (« feu sur le quartier général »), titre d’une courte tribune de Mao Zedong, datée du 5 août 1966, qui provoqua la mort de plusieurs milliers de personnes… Ce sont là des références explicites au communisme (indissociable de l’histoire de la lutte anti-apartheid) et à ses dérapages totalitaires dans le contexte de la guerre froide. On voit également, à la fin du cortège, un personnage faisant tournoyer un grand drapeau rouge.
Si l’œuvre puise explicitement ses références dans le cours tragique de l’histoire, c’est pour mieux interroger la marche du monde. Dans les codes de la peinture d’histoire, cette marche va de la gauche vers la droite. Mais dans l’installation de Kentridge, ce sens de la marche tourne en boucle, pour ne pas dire en rond. Dans cette vaste fresque vivante, les différentes figures de la procession indiquent autant de couches d’un même récit qui questionnent le sens de l’histoire ou plutôt l’absence de sens. À propos de son militantisme, Kentridge déclare : « Je n’ai jamais tenté d’illustrer l’apartheid, mais mes dessins et mes films sont indubitablement remplis de la société brutalisée qui les a nourris. Je m’intéresse à l’art politique, c’est-à-dire à un art de l’ambiguïté, de la contradiction, des gestes à peine ébauchés et des fins incertaines. Un art (une politique) où l’optimisme est tenu en échec et le nihilisme exhibé au balcon5. »
Au final, cette œuvre ouverte aux multiples interprétations suggère plus qu’elle ne dénonce. En effet, Kentridge lance des pistes, en puisant dans ses propres références, pistes qu’il brouille systématiquement, pour rejeter toute certitude qu’il considère comme dangereuse. À la place, il convoque les arts vivants, en particulier la musique et la danse, grâce à des collaborations avec d’autres artistes sud-africains. Outre l’African Immanuel Essemblies Brass Band qui donne un souffle à cette œuvre, Kentridge a collaboré avec la chorégraphe Dada Masilo dont le style est reconnaissable à travers les différentes danses incarnées par les personnages de la procession, notamment les danses initiatrices du bâton et de la pelle, traditionnellement performées par les mineurs de Johannesburg, qui apportent une touche très locale à cette œuvre éclatée, sans frontière temporelle, ni spatiale. La trame sonore offre aussi quelques surprises jubilatoires, lorsque la fanfare interrompt son morceau pour attaquer le célèbre air d’Aquarela do Brasil (Brazil) rendu célèbre par le film culte Brazil de Terry Gilliam (1985), critique féroce et sans espoir du totalitarisme sous toutes ses formes.
Fils d’avocats sud-africains blancs qui se sont battus contre l’apartheid, William Kentridge crée depuis plus de trente ans des œuvres d’un grand humanisme. Ses installations, comme ses dessins, films et projets pour la scène, sont reconnues pour leur force poétique et leur discours critique. Célébré mondialement, William Kentridge a été invité à exposer dans les musées et biennales du monde entier et ses œuvres se retrouvent dans un bon nombre de collections publiques et privées. www.mariangoodman.com/artists/49-william-kentridge/
Érika Nimis est photographe, historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.