[Été 2020]
Par Sophie Bertrand
Cela fait dix ans qu’à la mi-automne a lieu le Zoom Photo Festival à Chicoutimi dans la région Saguenay-Lac-Saint-Jean au Québec. Tandis que La Pulperie de Chicoutimi, site historique national et partenaire régulier du festival, sert de quartier général et accueille, avec la Zone Portuaire, la majorité des expositions, les autres se répartissent au gré des espaces que fournissent généreusement les villes de Chicoutimi et de Jonquière, comme les cégeps, les centres culturels et les bibliothèques. Cette année, pas moins de vingt-six expositions étaient présentées au public1, incluant dix-huit corpus de photographes et huit expositions collectives, dont celles de la prestigieuse Agence française VU, du CECI (Centre d’étude et de coopération internationale, Québec et Canada), de l’Association des photographes de presse du Canada, d’images de photographes de la presse locale ou encore, celle du prestigieux World Press Photo qui récompense, depuis 1955, les meilleures images internationales illustrant des sujets liés à des enjeux contemporains dans différentes catégories. Chaque année, le WPP est l’invité du Zoom. Bien que les tirages des lauréats y soient plus petits, la scénographie de cette exposition mondialement itinérante et toujours supervisée par l’équipe fondatrice venue d’Amsterdam met davantage en valeur les photographies dans ce cadre intimiste qui permet une circulation plus agréable que l’installation proposée en septembre au marché Bonsecours à Montréal.
Michel Tremblay, photographe de presse originaire du Saguenay, est à l’origine de cet ambitieux festival de région. Lancer un événement à vocation internationale, éloigné d’une grande métropole, est un défi en soi. Si Michel Tremblay l’a relevé il y a dix ans, c’est par passion pour l’image documentaire, l’histoire qui en découle, mais aussi la communauté des photographes de presse. Bien avant la création du festival, et entouré d’une petite équipe de bénévoles, il organise des projets satellites autour de la photographie. De 2003 à 2006, il propose, dans les régions du Saguenay-Lac-Saint-Jean jusqu’en Mauricie, des missions photographiques où il invite des photographes de la presse québécoise, tels que Jacques Nadeau, Marie-France Coallier, Normand Blouin ou encore Bernard Brault, à répondre, en collaboration avec les municipalités, à une affectation d’une durée limitée dans le but de produire une exposition ou une publication. Depuis, le festival est devenu sans conteste une vitrine et un point de rencontre pour les photographes québécois, mais aussi un tremplin pour les jeunes talents émergents d’ici.
La programmation de cette édition 2019 laisse de plus en plus de place à une photographie documentaire et à différentes trames narratives plutôt qu’à une photo de presse classique qui marquait le début de ce festival. Les thématiques abordées, au gré de l’actualité, sont cependant sans surprise : les changements climatiques dévastateurs, les droits bafoués des hommes et des femmes, les enjeux autochtones et migratoires, etc. Certains sujets nous ramenaient brutalement dans un futur devenu proche comme l’exposition « choc », Viande, **du photographe britannique **Nigel Dickinson. Bien que le corpus ait été en majorité réalisé à l’époque de la crise sanitaire de la vache folle autour des années 2000, cette réalité nous rattrape encore aujourd’hui. Les images frontales des sévices faits aux animaux nous incitent à repenser notre consommation de viande.
Pour marquer cet anniversaire, Michel Tremblay tenait à retrouver certains « invités d’honneur ». En tête des expositions à ne pas manquer figurent ainsi celles de deux femmes, de deux générations de photojournalistes, deux habituées de ce festival. Réalisée dans différents pays affectés par le virus, Dengue, territoires épidémiques, de la photographe québécoise Adrienne Surprenant (maintenant installée au Cameroun), est une enquête photographique sur les conséquences de cette maladie transmise par un moustique et sur sa prolifération causée par le développement urbain et le réchauffement climatique. Un sujet peu couvert par les médias et qui a, par ailleurs, valu à la jeune photographe le soutien de la fondation anglaise Wellcome Trust spécialisée dans la recherche médicale. Une autre invitée venue d’outre-Atlantique et pour qui le festival n’a plus de secret, la photographe franco-espagnole Catalina Martin-Chico, lauréate récente d’un prix World Press Photo pour son projet Colombie. Renaître, **exposé cette année au Zoom. Ce travail puissant, maintes fois primé, s’intéresse à la vie des combattantes des FARC après l’accord de paix de 2016, jeunes femmes devenues mères après cinquante ans d’interdiction d’enfanter chez les guerilleras.
L’exposition La fauconnerie et l’influence arabe marque aussi la singularité de certains choix de la programmation. Ce travail du photographe sud-africain Brent Stirton, collaborateur régulier du National Geographic Magazine et de la presse internationale, porte un regard esthétisant sur l’élevage de faucon de l’Écosse jusqu’aux Émirats arabes unis, où il représente un important symbole culturel.
Plusieurs travaux documentaires de photographes canadiens font également partie de cette programmation anniversaire et permettent de survoler certains enjeux problématiques au Canada. Chris Donovan, Laurence Butet-Roch, Cody Punter et Pat Kane pointent ainsi du doigt les inégalités et les exploitations de terres auxquelles font face les différentes communautés de Premières Nations en Ontario, les communautés inuites et les communautés des Territoires du Nord-Ouest. Dans la lignée du Zoom Photo Festival, le photographe Pat Kane, membre de la Première Nation Timiskaming et basé à Yellowknife, a par ailleurs lancé dernièrement la première édition du Far North Photo Festival afin de créer un espace rassemblant la communauté de photographes du Nord canadien dans le but d’exposer des projets documentaires réalisés dans cette région du monde polaire.
Cette édition aborde également des territoires d’Amérique latine selon des thèmes variés : les parcours migratoires en provenance du Honduras photographiés sur fond de studio ambulant (Brett Gundlock, Histoires issues de la route de la migration), la révolution du lithium, devenu une nouvelle monnaie d’échange économique et écologique (Matjaz Krivic, Lithium : la force motrice du XXIe siècle) ou encore l’histoire d’une population guatémaltèque, les Mayas Ixils, victimes de la répression d’État dans les années 1980 et du génocide qui tua près de 7000 des leurs (Daniele Volpe, La génocide Ixil).
Le Zoom accorde une place importante à la nouvelle génération de photographes documentaires en leur offrant une vitrine pour leurs travaux en cours. Deux d’entre eux, Adil Boukind et Chemi Dorje Lama ont chacun porté leur regard sur l’Asie, l’un s’intéressant au Kalaripayattu, une pratique indienne d’art martial et à sa genèse, tandis que l’autre s’est concentré sur l’exode des agriculteurs chinois face à la sécheresse et l’infertilité de leurs terres. Un espace accueille également des projets de finissants d’école en photographie, comme celui de Kassandra Reynolds sur le portrait d’un village gaspésien mis en péril dans les années 1970, ainsi que celui d’Andrej Ivanov, travail intimiste sur le quotidien d’un jeune garçon atteint de la dystrophie musculaire de Duchenne, une maladie dégénérative des muscles.
Pour les futures éditions, l’équipe du Zoom entend bien continuer d’accueillir ces nouveaux storytellers, mais aussi d’élargir cette mission en formant des étudiants à l’image documentaire. Cette année en effet, l’accent a été mis sur le volet éducation en proposant le programme Start Up à des étudiants de cégep inscrits à des programmes en photographie de différentes écoles du Québec. Pour Martin Tremblay, photojournaliste au journal La Presse et nouvellement codirecteur du festival, ce volet éducatif répond à un manque de formation qu’il a lui-même constaté au début de sa carrière au Québec dans les années 1990. Dans l’idéal, les directeurs aimeraient déployer une équipe pour développer un programme éducatif tout au long de l’année et s’occuper de faire circuler les expositions du festival dans d’autres régions du Québec dans le but d’y faire rayonner la photographie documentaire.
Le Zoom mérite d’être félicité pour sa diffusion d’un éventail de nouvelles écritures de l’image documentaire à un public parfois peu familiarisé avec ce médium. Si la communauté des photographes locaux a toujours participé de près ou de loin à l’évolution du festival, de nouveaux membres se sont inscrits dans l’organisation du festival au fil des années : Laurence Butet-Roch (photographe et journaliste indépendante), coprogrammatrice desexpositions, Valérian Mazataud (photographe indépendant et collaborateur régulier au Devoir), responsable du développement des conférences et des ateliers, et Fréderic Séguin (photographe indépendant), chargé du volet éducatif, pour ne citer qu’eux.
Sans renier les origines du Zoom inspiré par la photographie de presse, Michel Tremblay et son équipe entendent petit à petit modifier la mission du festival en s’éloignant de la « news » et des canons de presse de la photographie documentaire. Outre la qualité des corpus parfois inégale, c’est un festival qui tend néanmoins à suivre de près les transformations du métier de photojournaliste et à en témoigner sous toutes ses formes. Même si dans cette dixième édition les accrochages classiques ne provoquent aucune surprise, le Zoom compte bien d’ici quelques années laisser place aux différentes propositions de storytelling en faisant varier ses dispositifs d’exposition : réalité virtuelle, multimédia, installation, etc., « pourvu que ces démarches servent le propos ». Ainsi, des installations extérieures pourraient atteindre un nouveau public intimidé par les salles d’exposition et rendre la photographie documentaire visible dans l’espace public. Le festival l’avait d’ailleurs déjà proposé les années précédentes dans les rues de Chicoutimi avec le collectif Dysturb (Paris, New York), dont la mission est de rendre accessible l’information par le biais de l’affichage sauvage.
Longtemps catégorisé comme le VISA pour l’image (Perpignan, France) du Québec, le Zoom Photo Festival Saguenay tente dorénavant de prendre sa distance de son modèle-mentor et compte bien suivre pas à pas l’évolution des pratiques de la photographie documentaire tout en maintenant son penchant pour l’image de presse.
Photographe, autrice et commissaire indépendante, Sophie Bertrand s’intéresse à la formation de nouveaux récits visuels par la mise en dialogue des archives et de l’image. Détentrice d’une maîtrise en muséologie, elle est chargée de cours au Collège de photographie Marsan et occupe le poste d’adjointe à la codirection à Vie des arts. Collaboratrice régulière de Ciel variable, elle a publié Agence Stock Photo – Une histoire du photojournalisme au Québec (Les éditions du passage, 2024).