[Hiver 2021]
Fenêtre oubliée
Galerie la Castiglione
chez Produit Rien, Montréal
Du 3 au 26 septembre 2020
Par Gabrielle Sarthou
Mise sur pied par la Galerie la Castiglione, devenue nomade pour quelque temps, la première exposition individuelle de l’artiste Laurence Hervieux-Gosselin, Fenêtre oubliée, prenait place entre les murs du nouvel espace d’exposition Produit Rien, situé dans le quartier Mile-Ex. Elle rassemblait un corpus d’œuvres photographiques en majorité tiré de la série Cité de Marie, vision singulière et onirique de la région des Laurentides, et était ponctuée d’autres œuvres, des portraits de gens capturés en pleine rêverie qui engendrent un sentiment d’étrangeté prégnant. Porteuse de sens, la fenêtre apparaît comme un motif récurrent.
À travers la série Cité de Marie, l’observateur est invité à la rencontre d’espaces enneigés des Laurentides. D’une inquiétante familiarité, on a l’impression de retrouver ces lieux « oubliés ». On découvre un stationnement derrière une pizzéria (Pizza, 2016), une maison entièrement ensevelie sous la neige (Pleine lune, 2016), une ferme devant laquelle s’aligne une série de huches à veaux dont quelques-unes sont éclairées ; les portes en forme de voûte débordent d’un halo orangé contrastant avec le ciel gris-bleu d’hiver (Incubateurs, 2016). Bien qu’aucun humain ne soit visible dans les photographies de cette série, on sent que l’espace est habité : les fenêtres laissent filtrer la lumière, des voitures attendent devant les habitations, les enseignes des différents commerces sont allumées.
Certains lieux sont invitants : à la lisière de la forêt noire, derrière un étang glacé, on retrouve un véhicule motorisé arrêté dans la neige (Roulotte, 2016). À sa gauche, un petit pont de bois couvert de guirlandes de lumières multicolores invite à la marche. Une ambiance plus froide baigne d’autres lieux : devant une grange, une croix faite tout entière de néon blanc (Croix blanche, 2016). Aussi haut que le bâtiment, s’élevant fièrement à travers la neige, ce symbole religieux réalisé avec des matériaux modernes rappelle l’actualité et la ferveur de la croyance chrétienne de certaines communautés. À travers ces paysages immobiles, on a l’impression de découvrir le décor d’une histoire. L’enseigne en néons « Cité de Marie », subtilement artisanale, se présente comme un panneau d’entrée de ville (Cité de Marie, 2016). On croirait le nom du village où se déroule la fiction photographique, mais c’est l’appellation d’une mystérieuse organisation religieuse de Mirabel. Mais, l’« histoire », est-ce ce qui est, ou ce que l’on croit être ?
Par différents procédés, telles une surexposition contrôlée et l’utilisation d’un éclairage artificiel, Hervieux-Gosselin crée une ambiance onirique envoûtante qui transforme complètement son sujet, autrement étiqueté de « banal ». Sous une lumière pâle, parfois colorée par les néons et les affiches environnants, elle nous fait entrer dans un monde composé de maisons individuelles, roulottes, vérandas et garages – univers de banlieue et de campagne percé de fenêtres. Pluriel et singulier, cet endroit est un territoire hybride entre urbanité et nature, entre milieu de vie et espace de transition.
À la perspective idéalisée et mélancolique de la proximité de la nature se superpose le préjugé d’un milieu figé et monotone. On fait alors connaissance de ces portraits étranges : personnages mis en scène, ils contemplent quelque chose, mais ont le regard tourné vers l’intérieur. Une jeune femme, debout dans la glissoire d’une piscine, tient dans sa main droite le long manche d’un filet plongé dans l’eau (Laurence au bord de la piscine, 2015). Sur un autre mur se trouve le portrait d’un homme d’âge mûr (André, 2018). Il regarde fixement quelque chose hors cadre : dans ses lunettes, on entrevoit le reflet de fenêtres.
Les personnages deviennent maisons, leurs yeux, des fenêtres qui dévoilent ou occultent leur intériorité. Objet transitionnel, pont et frontière entre l’intérieur et l’extérieur, la fenêtre unit symboliquement ces photographies. Porteuse de ce qui pourrait être, elle est parfois le reflet de ce que l’on projette, mais aussi la fracture entre le familier et l’étranger. Elle donne accès à un fragment de ce qui est en dedans.
L’œuvre devient « une fenêtre ouverte par laquelle on peut regarder l’histoire ». À travers les corps-maisons, les yeux- fenêtres et ces lieux étranges, Laurence Hervieux-Gosselin crée un univers où il est possible de tisser sa propre fiction. L’exposition Fenêtre oubliée permet d’« ouvrir une fenêtre non sur un visible, mais pour voir », imaginer et retrouver ce qui est oublié, ces lieux qui nous habitent.
1 Leon Battista Alberti, De la peinture, Livre I, § 19, traduction de l’édition latine par Jean Louis Shefer, Paris, Macula Dédale, 1992, p. 115.
2 Gérard Wacjman, Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime, Éditions Verdier, 2004, p. 84.
Gabrielle Sarthou est une historienne de l’art en formation, commissaire et critique d’art. Elle est codirectrice générale et artistique du festival ETC. Ses intérêts et recherches portent sur les couleurs, les mots et leurs affects. Elle travaille comme auxiliaire de recherche sur un projet abordant la place des femmes en architecture au 19e siècle, sous la direction de Christina Contandriopoulos à l’Université du Québec à Montréal.