Berlin Biennale für zeitgenössische Kunst — Érika Nimis

[Hiver 2021]

Biennale de Berlin pour l’art contemporain
Du 5 septembre au 1er novembre 2020

Par Érika Nimis

Avant qu’une seconde vague ne balaye toute l’Europe début novembre, les milieux artistiques ont connu un répit estival permettant à certaines capitales comme Berlin de vivre une véritable rentrée culturelle. La photographie était au rendez-vous, y compris pendant l’événement Berlin Art Week, alors que la foire Positions, logée dans les anciens hangars de l’aéroport de Tempelhof, la mettait à l’honneur. La galerie C/O Berlin présentait une rétrospective de l’œuvre argentique noir et blanc d’Harald Hauswald, chroniqueur du vrai visage du régime est-allemand. La Fondation Reinbeckhallen proposait, quant à elle, Berlin, 1945–2000: A Photographic Subject avec plus de 200 œuvres de 23 artistes, parmi lesquels Sibylle Bergemann, cofondatrice de la mythique agence Ostkreuz, Arno Fischer, son célèbre époux, mais aussi Nan Goldin, Will McBride ou encore les excellentes photographes allemandes Evelyn Richter et Maria Sewcz. Le Martin-Gropius-Bau offrait aussi une très belle programmation avec l’exposition There’s No Such Thing as Solid Ground d’Otobong Nkanga. Les questions soulevées par l’artiste d’origine nigériane avec une installation composée de plantes et de leurs images imprimées faisaient écho aux thématiques de la Biennale de Berlin, l’autre événement phare de la rentrée culturelle.

Le quatuor de commissaires de cette 11e édition (María Berríos, Renata Cervetto, Lisette Lagnado et Agustín Pérez Rubio) a amené un dialogue ouvert avec la ville de Berlin et ses milieux artis­tiques. Il a proposé une série d’évé­­nements (expositions, discussions, ateliers) appelés « expériences », en référence à l’œuvre avant-gardiste et prolifique du Brésilien Flávio de Carvalho (1899–1973), fil conducteur de cette biennale-manifeste qui a débouché sur un « épilogue », c’est-à-dire la présentation finale d’œuvres conçues et choisies au terme d’un long processus. D’une durée plus courte en raison de la pan­démie, l’épilogue intitulé The crack begins within citait un recueil de la poétesse Iman Mersal où elle explore la maternité comme une métaphore du monde humain et de sa violence intrinsèque. Au final, quelque 260 œuvres de plus de 70 artistes et collectifs du monde entier se sont donné la réplique lors de la biennale berlinoise.

À l’instar de Carvalho dont les peintures, écrits et performances ont dialo­gué avec les artistes de la Biennale, la programmation mettait de l’avant des œuvres le plus souvent collectives et performatives, portées par des voix majoritairement féminines, issues de minorités. Quatre lieux déclinaient chacun un chapitre de l’épilogue : des « archives vivantes » à l’ExRotaprint, une « vitrine pour les corps dissidents » à la daadgalerie, une « Antichurch » à l’Institut d’art contemporain KW et un « musée inversé » au Gropius-Bau. La Biennale offrait ainsi des pistes pour lutter joyeusement, depuis les marges et à travers des initiatives artistiques d’inspiration queer, contre le capitalisme extractiviste et toutes ses dérives. De nombreux artistes présentés ont choisi la performance comme espace de discussion et de résistance, tel Maximiliano Mamaní, alias Bartolina Xixa, drag queen aymara originaire des Andes argentines. La vidéo Ramita Seca, La Colonialidad Permanente (2019) montre la chorégraphie que Mamaní performe au milieu d’une décharge à ciel ouvert, sur un hymne militant signé Aldana Bello, pour fustiger le capitalisme écocidaire en Amérique latine.

En ouverture du musée inversé au Gropius-Bau, The Museum of Ostracism (2018) de la Péruvienne Sandra Gamarra Heshiki déployait des figurines des périodes inca et pré-inca, peintes sur des feuilles de plexiglas de façon hyperréaliste, comme s’il s’agissait de copies, marquées au dos des termes péjoratifs « nativo » ou « primitivo ». À l’autre bout du parcours, une réponse émouvante à cette installation attendait le public avec une salle dédiée au Museo de la Solidaridad Salvador Allende de Santiago du Chili, créé avant le coup d’État de 1973 et aujourd’hui l’une des plus importantes collections d’art moderne et contemporain d’Amérique latine.

Dans la même veine que Gamarra, l’artiste afro-descendante Deanna Bowen (objet actuellement d’une exposition en circulation au Canada) est partie du scénario d’une pièce de théâtre de 1919, The God of Gods de Carroll Aikins, mettant en scène des personnages autochtones carica­turaux joués à l’origine par des acteurs blancs. Dans l’installation The God of Gods: A Canadian Play (2019–2020), Bowen utilise des images et des documents d’archives pour mettre à jour les réseaux qui, dans le monde politique et artistique canadien, ont usé de leur influence pour maintenir la suprématie blanche au Canada.

L’artiste philippin Cian Dayrit, quant à lui, interroge l’héritage colonial de son pays soumis à un régime militariste violent envers les communautés paysannes et indigènes. Réalisées à partir de photographies et de cartes, ses tapisseries, magnifiquement brodées, puisent dans l’imagerie spirituelle et révolutionnaire du Anting-anting, une sorte d’amulette populaire philippine, et contiennent, pour certaines, des codes QR qui redirigent vers des pages d’information sur la situation tendue aux Philippines, entre la campagne anti-drogue sanglante menée par le gouvernement et la menace militaire chinoise.

Enfin, dans l’installation Null-Defizit (in Ablehnung) (2020), Aykan Safo˘glu revient sur son adolescence et son éducation au lycée public germano-turc ˙Istanbul Erkek Lisesi, connu sous le nom de lycée de garçons d’Istanbul, l’un des plus anciens et des plus réputés de Turquie. Dans ce tissage de bandes photographiques se déployant dans un mouvement ondulé sur des grilles métalliques, Safo˘glu, tout en revisitant de manière critique son éducation allemande, a voulu imbriquer son histoire familiale complexe dans la grande histoire, en particulier l’intérêt colonial que l’Allemagne portait à l’Empire ottoman au tournant du 20e siècle.

Au final, cet épilogue berlinois aura été, pour reprendre un extrait de la déclaration d’intention des commissaires de la Biennale, « un exercice de reconnaissance mutuelle, une reconnaissance des fissures du système, de celles et ceux qui sont brisé.e.s par lui et de leurs luttes. Au fur et à mesure que se fissurera la politique de cloi­son­ne­ment, l’art ne disparaîtra pas dans le néant, mais coulera dans tout ».

 


Photographe et historienne de l’Afrique, Érika Nimis enseigne au Département d’histoire de l’art de l’UQAM. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest, dont celui tiré de sa thèse, Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba (Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blogue dédié à la photographie en Afrique.

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