[Hiver 2021]
Dans les années – Photographies 1996–2019
Galerie d’art Antoine-Sirois de l’Université de Sherbrooke
Du 8 septembre au 17 octobre 2020
Par Sylvain Campeau
Nous avons affaire ici à deux objets bien distincts, mais dont les directions se croisent quelque peu. Il est vrai que le projet de livre était déjà bien en chemin quand la possibilité d’une exposition à la Galerie Antoine-Sirois s’est présentée. L’un s’est en quelque sorte nourri de l’autre, doit-on croire. Si l’exposition choisit de se limiter à la période allant de 1996 à 2019, le livre, lui, est plus ambitieux. Il embrasse la totalité d’une carrière en photographie qui se déploie sur 40 ans. Il allait donc de soi que ces initiatives devaient se rencontrer, mais en même temps se donner des allures différentes.
D’abord, allons-y pour l’exposition. Le pari de couvrir une période plus courte doit vraisemblablement s’avérer moins périlleux. Mais les séries de Bertrand Carrière sont souvent composées de nombreuses images. Alors, l’exercice est exigeant. Or, cette exposition à l’Université de Sherbrooke pige dans deux voies, familières à l’univers du photographe. L’un est davantage personnel, tient de l’album familial et de l’autobiographie. Cela concerne les séries Les Images-Temps, Signes de jour et Le capteur. L’autre touche au second versant de sa pratique. On y retrouve des manifestations de Dieppe/Caux, Après Strand et Miroirs acoustiques. On ne sent guère ce clivage entre les deux moments. Sans doute parce que l’approche est pareillement délicate, que l’artiste se fasse le témoin de lieux marqués par l’histoire ou de moments plus ténus de son intimité et de son entourage immédiat. Les Images-Temps forment peut-être le liant par excellence. Les préoccupations de cette série, sur le temps et sur la scansion des images qui cherchent à en reconstituer la trame, suffisent à nous convaincre de la pertinence de montrer de concert ces différents corpus. En chacun de ceux-ci se manifeste, en même temps que l’effort d’arraisonner le temps qui fuit, le travail de la mémoire qui cherche à tout reconstruire pour que rien ne s’évanouisse tout à fait.
En plus, il fallait veiller à un certain équilibre et, ici, le nombre d’images retenues est suffisant pour donner une idée de la trame complète. Aucun des blocs ne vient voler la vedette, même si la taille des impressions de Miroirs acoustiques retient l’attention. Devant cette série, on s’interroge sur les masses montrées, dont les tons de gris se perdent dans les alentours et les végétaux. Ce sont des constructions paraboliques qui faisaient office de radars sur les côtes britanniques lors des deux guerres mondiales. On plaçait des microphones au point le plus cavé de leur concavité et on pouvait détecter les avions approchant. Certains se trouvent à Dungeness, en face de Dieppe, qui a aussi été un lieu d’investigation créatrice pour Bertrand Carrière, comme le prouve la série placée devant Miroirs acoustiques.
Passons au livre ! Son nombre de pages, ses dimensions générales, sont impressionnants. Ce sont ici trente séries qui sont mises en album, dont certaines ont déjà fait l’objet d’une publication. Il y avait d’ailleurs là un certain danger ! Comme c’est autour de douze livres (plus ou moins, si on compte les ouvrages où d’autres artistes l’accompagnent !) qu’a publié Bertrand Carrière, la répétition était à craindre. Mais non ! On trouve avec intérêt des images connues, familières, jumelées à d’autres qui nous avaient peut-être, à l’époque, moins frappés. Les images qui ont fait l’objet de publications sont sans doute en nombre suffisant pour n’avoir comme effet que de nous inciter à nous replonger dans les pages de ces dernières.
Le fait de pouvoir apprécier les toutes premières images du photographe, prises alors qu’il était jeune, y est aussi pour quelque chose. Elles accompagnent une confession du photographe, un texte de formation qui évoque un parcours d’artiste déterminé à vivre par et pour l’image. C’est pourquoi on éprouve le sentiment d’avoir entre les mains un ouvrage total, où nous pouvons voir naître une vocation dont on ne peut évidemment douter de la profondeur tant elle a donné lieu à de nombreux et cohérents ensembles d’images. On en ressort convaincu que le photographe est doté d’une soif du regard, comme il l’écrit si bien, reprenant le titre d’un livre de Gilles Mora et John T. Hill ; soif que l’on comprend insatiable ! On ne peut que s’incliner devant cette soif et suivre, dans leurs considérations, les essayistes qui ont été invités à y trouver sens : Pierre Rannou, Mona Hakim (dont le texte d’entrée est si juste !), Robert Enright. Le livre, grâce à eux aussi, parvient à donner un sens à cette soif.
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambres obscures : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis, de même que de sept recueils de poésie. Il a aussi dirigé des ouvrages collectifs, tant en arts visuels qu’en littérature. En tant que commissaire, il a réalisé une quarantaine d’expositions.