[Hiver 2021]
Photographie et société : L’Autre Amérique
Maison de la culture Claude-Léveillée, Montréal
Du 26 août au 4 octobre 2020
Par Jérôme Delgado
Le revers de la médaille évoquée par L’Autre Amérique, titre de cette exposition de photographie, aurait très bien pu désigner tout ce qui dans le continent ne se situe pas à l’intérieur des frontières d’un pays autoproclamé « America ». Disons que l’expo tombe pile-poil lors d’un échéancier électoral qui met, comme en cet automne 2020, encore davantage les États-Unis sur le devant de la scène. Mais non, cette autre Amérique désigne une réalité plus sombre. De nature économique, elle n’a pas de limites géographiques et croule souvent dans l’oubli. Ce revers concerne la pauvreté, l’errance et plus explicitement la récurrente problématique du logement.
Quatre photographes québécois ont été réunis par le commissaire Jean De Julio-Paquin à la maison de la culture Claude-Léveillée, située dans le quartier Villeray. Quatre photographes documentaires pour être précis, preuve que le travail de reportage a plus de profondeur que ce que laisse trop souvent penser, faussement, la photographie de presse. La seule présence de Martin Tremblay, photojournaliste au quotidien La Presse, fait quelque part honneur à la profession. Il n’est cependant pas mis sur un piédestal. Son corpus d’images n’est pas plus important que les trois autres. Les injustices que chacun décrie se valent. De Détroit à Port-au-Prince, de New York à l’Abitibi, l’exclusion prend différentes formes, mais toutes semblent à la merci du même système incapable de résoudre la situation.
En choisissant d’ouvrir le parcours avec la série Détroit à deux vitesses, de Jules Gauthier, le commissaire cible les échecs de l’empire américain. Le photographe membre de l’agence Hans Lucas propose des images frontales de grandes demeures dans un état d’abandon. Une photo en particulier résume la série, voire l’expo. Elle est la seule à montrer deux maisons, l’une inhabitable et presque disparue sous une envahissante et gourmande verdure, l’autre, encore vivante et même coquette, avec ses pots à fleurs. Le drame entier transperce la scène, tant la déchéance, spectaculaire et photogénique, rend la salubrité adjacente, banale et illusoire.
À la photographie de rue de Gauthier, dont les images disparates incluent des portraits saisissants dans des quartiers aux prises avec des taux élevés de criminalité de Détroit, mais aussi de Baltimore, suit la série que Martin Tremblay a réalisée auprès de la communauté algonquine de Kitcisakik, en Abitibi. Puis viennent les images de Serge Gosselin, tirées de ses séjours en Haïti en tant que travailleur humanitaire, et, enfin, celles de la cadette de l’expo, Kassandra Reynolds, documentant l’itinérance à New York.
Il faut cependant passer par-dessus l’accrochage général pour apprécier l’exposition. Très inégal déjà chez Jules Gauthier (photos encadrées, d’autres épinglées), il devient presque brouillon avec Serge Gosselin. Le programme annonce « une série de photographies avant et après le grand séisme de 2010 ». Or, sauf pour un cas ou deux, ce n’est qu’un Haïti en reconstruction qui est visible. Images couleur, d’autres noir et blanc, sans qu’aucun ensemble ne se démarque ; le second, en sus, est parsemé parmi les colonnes de la maison de la culture. En fin de compte, dans ce cas précis, il est difficile de percevoir un regard autre que celui sur le rôle de la coopération internationale, certes noble, mais superficiel.
La série de Martin Tremblay bénéficie d’une sélection plus serrée, d’un accrochage plus cohérent et, au bout, d’un résultat plus probant. Ces scènes d’hiver révèlent des intérieurs modestes et même rudimentaires, mais imprégnés de résilience, d’humanité. Il n’y a pas de misérabilisme dans l’approche du photographe, bien qu’on ressente le poids de la solitude dans le regard, par exemple, d’un homme capté sous un éclairage tamisé. Le lien de confiance entre le photographe et son sujet est palpable.
Le reportage new-yorkais de Kassandra Reynolds repose sur un autre type de rencontre. Un ensemble de quatre images témoigne du possible échange qu’elle a pu entretenir avec des gens de la rue. Par le biais du plan serré, des mains se livrent à l’objectif, tenant entre les doigts, ou sur eux, de précieux biens, un repas ici, des gants là.
Sans ces photos intimistes de l’ordre du portrait, on garde cependant l’impression que de rencontre, Reynolds n’en a pas eu. La série qui est véritablement la raison de sa présence dans l’expo met en scène, comme seul motif central et récurrent, le panier d’épicerie. Symbole de la société de consommation et du pouvoir d’achat, le chariot est détourné de son usage premier et retiré de son environnement habituel. Devenu entrepôt ou habitat mobile, il prend la forme d’une ultime propriété en situation d’itinérance, d’un ultime rempart contre le vide absolu.
S’en tenir à ce motif est certes une astuce pour parler de l’errance et de la capacité d’adaptation de l’être humain. Sa répétition nous place cependant
dans la position insoutenable du voyeur. L’absence de figures humaines n’est pas en soi un défaut, mais elle traduit ici, peut-être, le malaise d’être photographié. La série gagnerait sans doute à une plus grande discrétion. Dommage que la petite salle du diffuseur municipal ait servi à une sorte de L’Autre Amérique bis, avec un superflu pot-pourri des ensembles déjà exposés. Cet espace secondaire, fermé, aurait très bien pu accueillir le reportage new-yorkais, dont les sujets, paradoxalement, sont exposés aux regards des passants, tous les jours.
Le tour de la grande salle, et de l’expo, se conclut avec quatre portraits de Jules Gauthier, tirés des rues de Détroit et de Baltimore. Ils sont tout le contraire des photos sur l’itinérance : les personnages posent avec fierté, à l’instar d’un homme confortablement assis sur sa chaise en plastique. Le sourire n’y est pas, mais il dégage une assurance à l’idée d’appartenir à une communauté. Malgré le quartier violent, malgré le déclin social, malgré le défi de vivre dans un pays si contradictoire. Le propos critique de l’expo tient dans cette image : si la dignité existe dans cette autre société, pourquoi l’exclut-on ? Pourquoi fait-on d’elle une autre Amérique ?