[Hiver 2021]
Dédales d’almanachs
Festival Art souterrain, Montréal
Du 29 février au 22 mars 2020
Par Alexis Desgagnés
Il fallait, au coup d’envoi de la dernière édition d’Art souterrain, voir le public nombreux (et désormais confiné) de la Nuit blanche circulant avec un plaisir évident autour de l’immense cube qu’avait dressé Marc-Antoine K. Phaneuf dans l’un des interminables corridors du Palais des congrès de Montréal. Visiblement fascinés, les uns interpelaient les autres avec enthousiasme pour les inviter (sans savoir que la fiction serait en quelque sorte bientôt dépassée par la réalité) à reconstituer avec eux un récit post-apocalyptique et non linéaire se déployant à travers une mosaïque de fragments plus ou moins autonomes.
L’œuvre Dédales d’almanachs est constituée de 1024 photographies disposées en grille sur les quatre faces verticales d’un cube d’environ 2,3 sur 2,3 mètres. Patiemment collectées par l’artiste, ces images d’archives libres de droits, toutes en noir et blanc, représentent des faits historiques non identifiés. Après avoir dépouillé maintes bases de données, Phaneuf s’est approprié, puis a détourné ces photographies de leur historicité en attribuant à chacune d’elles une légende inspirée de thèmes récurrents dans les récits d’anticipation.
L’œuvre donne ainsi à voir et à lire une intrigue labyrinthique sans début ni fin, dépourvue de trame narrative définie et dont le dévoilement est tributaire de la lecture à laquelle se prête chaque spectateur. Tandis qu’il erre d’une image à l’autre en empruntant un parcours qui peut prendre différentes formes (de gauche à droite ou inversement, de bas en haut et vice versa, en diagonale, voire dans le désordre complet), le regard chemine à travers le récit en découvrant une de ses innombrables possibilités de signification.
Je me permets de subsumer, bien imparfaitement, le millier d’images qui constituent Dédales d’almanachs sous l’idée d’une iconographie de la catastrophe. Ne pouvant espérer embrasser ici ce corpus dans toute sa diversité et sa richesse, je mentionnerai seulement quelques-uns des motifs qu’on trouve dans l’œuvre afin d’évoquer l’atmosphère de dystopie qui s’en dégage. Au préalable, il importe de préciser que les photographies utilisées par Phaneuf datent, pour la plupart, des deux premiers tiers du 20e siècle, ce qui confère à l’ensemble un caractère daté, suranné, obsolète, malgré que l’œuvre s’inscrive bel et bien dans le registre du récit d’anticipation.
Ainsi, l’ensemble accumule, entre autres, diverses représentations de : foules, groupes, rassemblements ; infrastructures civiles et militaires ; moyens de transport, dont navires, trains, chars, avions, zeppelins, fusées ; ouvrages d’architecture, notamment impériale ou industrielle ; situations évoquant le monde du travail, du divertissement ou l’univers politique ; tunnels, bunkers, mondes souterrains ; contingents militaires qui paradent ou combattent ; paysages naturels sublimes, vues urbaines, ciels illuminés d’éclairs ou d’explosions ; armement, équipements industriels et autres engins aérospatiaux, etc. Si quelques rares images dépeignent des personnalités ou des situations historiques notoires ou iconiques, la plupart des faits photographiés sont assez anecdotiques pour que leur référent demeure relativement vague. Tout se passe comme si l’artiste détournait le caractère historique propre à chaque image pour doter sa fiction d’une apparence d’historicité.
Évidemment, l’efficacité du dispositif narratif de Dédales d’almanachs repose sur le recours aux légendes précédemment évoquées. Toutes rédigées à l’imparfait, ces inscriptions, souvent en discordance avec le contenu des images et non sans humour, concourent à la mise en œuvre du récit, ainsi qu’à la consolidation de son propos post-apocalyptique. En guise d’exemples : la photographie ancienne du château Frontenac accompagnée de la légende « Le musée en hommage au cataclysme était vaste et amplement documenté, mais peu de gens y avaient accès. » ; l’image d’un chantier industriel flanquée de la phrase « Le centre de recherche était le lieu où l’on menait des expérimentations en tous genres » ; enfin, sous la vue d’une place urbaine animée : « Un stress constant rongeait désormais les habitants de la ville. »
De fil en aiguille, la lecture de Dédales d’almanachs fait émerger l’idée d’une civilisation technologique ancienne, observée a posteriori, après que des conflits guerriers, des cataclysmes et autres désastres eurent engendré sa déliquescence, voire son effondrement. Le grand mérite de l’œuvre réside dans sa capacité à faire se confondre parfaitement la réalité historique avec la fiction tout en révélant une proximité entre les registres discursifs historien et littéraire. Phaneuf parvient ainsi à mobiliser le poids du passé pour proposer une vision prospective en phase avec un imaginaire dystopique qui, à l’heure de l’urgence climatique et de l’actuelle pandémie, s’avère de plus en plus omniprésent dans la culture contemporaine. Montrant rarement la mort de manière frontale, Dédales d’almanachs est pourtant partout hantée par son spectre, ainsi que l’est depuis toujours l’histoire humaine. Qu’on se rassure puisqu’il paraît que « ça va bien aller ».
Artiste et auteur, Alexis Desgagnés vit à Montréal. Il enseigne l’histoire de l’art au collégial.