[Hiver 2021]
Galerie B-312, Montréal
Du 3 septembre au 3 octobre 2020
Par Charles Guilbert
Le parcours des artistes est parfois ponctué par un moment de synthèse saisissant. C’est ce que donne à voir l’exposition Conversations avec ma famille, de Rachel Echenberg, présentée à la galerie B-312. Pour qu’on puisse en saisir la teneur, je décrirai brièvement deux corpus antérieurs de cette artiste qui œuvre depuis le milieu des années 1990 et dont la discipline source est la performance. Pour le premier corpus, constitué de trois vidéos, Echenberg s’est placée dans des situations où la nature agit sur son corps, la mettant même en danger. Dans Blanket: Snow (2003), par exemple, on la voit, couchée sur un banc de parc, un jour de tempête, se laisser peu à peu ensevelir par la neige. Quelques années plus tard, Echenberg laisse entrer sa famille au cœur de sa démarche ; elle crée, à partir de ce moment, de nombreux projets qui impliquent des membres de son clan, dont la vidéo Comment expliquer l’art performance à ma fille adolescente (2018), où l’on voit l’artiste et sa cadette se couvrir mutuellement le visage de feuilles d’or.
Avec Conversations avec ma famille, composée de travaux récents, l’artiste fait brillamment coïncider les deux thématiques : environnement et famille. Les œuvres présentées dans la grande salle ont été créées sur l’île d’Anticosti lors d’une résidence d’artiste qu’elle y a faite en compagnie de l’une de ses filles, Clara Echenberg Worsnip, et de son mari, Sebastien Worsnip. Une série de photos, intitulée Les Tas, montre leurs corps mis en relation de différentes façons, et cela, dans un dialogue avec des lieux significatifs de l’île. Dans une forêt de conifères, on les devine, à travers un enchevêtrement de branches, bras et jambes intriqués ; à côté d’un tas de bois, on les trouve amoncelés dans un équilibre précaire ; sur la fondation d’une maison disparue, les voilà empilés.
Dans chacune des images, on sent que l’artiste prend en compte l’environnement. Plutôt que d’imposer ses vues, comme on le fait d’ordinaire quand on construit un paysage, elle reçoit du monde qui l’entoure des propositions d’agencements et y répond. Cette « passivité » de l’artiste, qui n’est pas sans rappeler celle qui sous-tendait Blanket: Snow, remet en question nos façons convenues d’être au monde, mais aussi de faire de l’art, l’attention devenant une valeur plus importante que l’action. Et à cette manie qu’ont les humains d’anthropomorphiser ce qu’ils appellent « la nature », l’artiste oppose une « naturalisation » de l’humain.
Ainsi, elle contribue à ce travail qu’un anthropologue comme Philippe Descola ou un philosophe comme Baptiste Morizot appellent de leurs vœux : une déconstruction du mur imaginaire que les humains ont établi entre la nature et la culture (c’est-à-dire eux-mêmes), fiction sur laquelle s’est construit le capitalisme, et qui rend impossibles les transformations, pourtant urgentes aujourd’hui, de nos comportements. Selon ces deux penseurs, le mensonge de la séparation – qui fonde aussi l’individualisme– ne peut être dépassé que par une reconnaissance des liens irréductibles qui unissent tous les vivants.
La force d’Echenberg, c’est d’associer réflexion écologique et sociale en mettant en avant-plan la question de l’interdépendance, état de fait plus complexe et exigeant qu’il n’y paraît. En témoigne la grande projection – sur écran flottant – qui sépare la salle principale en deux. D’un côté, on voit l’artiste et son mari qui, sur un chemin longeant la mer, courent l’un vers l’autre, entrent en collision, puis disparaissent dans la poussière soulevée par leur arrêt brusque. Au revers, une autre projection montre l’artiste et sa jeune fille, chacune sur la rive opposée d’une large rivière, immobiles et reliées par un long ruban fixé à leur taille. Ces deux tableaux, respectivement intitulés Conversation avec mon mari (2020) et Conversation avec ma fille adolescente (2020), pourraient être considérés comme des métaphores évoquant le conflit ou l’attachement, par exemple, mais cette lecture psychologique oblitère ce que montrent ces tableaux : la corporéité des relations de pouvoir qui sont en jeu dans toute interdépendance, la dimension matérielle de cette interdépendance, son inscription dans l’espace et, même, les lois physiques qui la régissent (ici, par exemple, la contraction et la distension).
Cette approche très concrète sous-tend également les deux œuvres vidéo (de 2020) présentées dans la petite salle : Conversation avec ma fille adulte et Conversation avec ma mère (et sa mère, et sa mère, et sa mère…). Dans la première, l’artiste se confronte à la gravité : dans une forêt jonchée de branches mortes, elle tient dans ses bras, longuement et avec effort, le corps de son aînée devenue adulte. Dans la deuxième, on voit, en double projection, l’artiste et sa mère, les yeux fermés, chacune tâtant son propre visage, comme pour incorporer ce qu’elles ont en commun.
En rendant tangibles engagements intimes et responsabilités écologiques, Echenberg appelle à résister à ce monde-sans-corps qu’on nous fait miroiter. Et en prenant, de façon créative et nuancée, la mesure de ce qui la lie à la fois aux autres et au monde, elle nous invite à sortir de cet état d’insensibilité et d’indifférence qui nous mène à la catastrophe.
1 Je fais ici référence aux livres Par-delà nature et culture (Gallimard, 2015) de Philippe Descola et Manières d’être vivant (Actes Sud, 2019) de Baptiste Morizot.
Charles Guilbert est artiste (écriture, dessin, vidéo, musique), critique d’art et professeur de littérature.