Virginie Laganière, Derrière l’horizon — Nathalie Bachand

[Hiver 2021]

Circa art actuel, Montréal
Du 8 juillet au 22 août 2020

Par Nathalie Bachand

On entre Derrière l’horizon comme on entre dans un temps autre, suspendu certes, mais situé. On se trouve en Estonie, à Tallinn, dans un présent marqué par les années 1970 et des espaces publics portant la mémoire patrimoniale du passé, notamment celle d’une propagande soviétique. Deux sites en particulier ont fait l’objet des investigations de Virginie Laganière : le Linnahall (1976–1980) et le parc du monument Maarjamäe (1975). Appartenant tous deux au brutalisme architectural, le premier fut le point d’assise des épreuves de voile des Jeux olympiques de 1980, alors que le second a d’abord été construit en commémoration des soldats allemands ayant combattu l’armée soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale en 1941, avant de changer de vocation à quelques reprises au fil du temps – parfois de manière contradictoire – et de voir évoluer sa structure. Différentes vocations donc – distinctes, mais portées par la même emprise répressive alors au cœur du communisme –, traduites, inscrites dans le concret et le construit.

Avec pour œuvre centrale une installation vidéo et sonore, l’exposition propose une série de déclinaisons visuelles – photographiques, graphiques et sculpturales – à travers lesquelles on peut entrevoir le tracé architectural sur lequel reposent des sédiments de récits. Et à la surface de ces sédiments, des scènes du quotidien : déambulations et présences diverses, tourisme ou passage de la population. L’entrelacement entre passé et présent s’y actualise chaque seconde. Cette rencontre des temporalités n’est pas si simple cependant : alors que le passé y est statique et matériel, le présent pour sa part est mobile et volatile, c’est un élan constant vers le futur, un carrefour de chaque instant où tous les gestes – danser, allumer une cigarette, observer le ciel – dessinent un trajet possible.

Comme en témoigne la vidéo, les processus d’infiltration sont à l’œuvre : herbes trouvant leur chemin entre les pierres, érosion sous les averses répétées, sous l’altération d’une cohabitation avec le vivant. À l’infiltration s’ajoute l’inscription, geste d’appropriation à la fois primaire et complexe. Graffiti coloré, tag graphique ou sobriété d’un message en noir sur gris. Comment la trame de l’histoire parvient-elle à entrelacer un passé oppressant et un présent qui, parfois, l’ignore ? Un présent vivant sa réalité de l’instant, de l’impératif et de l’impulsion du moment ? À l’instar de l’arrière et l’avant-plan qu’offre tout point de vue, leur coexistence est indéniable, mais pas nécessairement en phase. Passé et présent superposés peuvent faire l’objet d’une mise au foyer laborieuse : un focus si bref qu’il ne permet pas d’en saisir une image claire.

La vidéo comme document – au sens de documentaire – porte en elle l’orientation du regard. À partir de détails et de cadrages serrés, Laganière dévoile graduellement des plans plus larges où l’on embrasse finalement la quasi-entièreté du sujet – Linnahall ou Maarjamäe – et dont le contexte environnant, constitué de structures médiévales ou de gratte-ciel, nous est révélé sous des angles choisis. Cette lecture documentaire est en soi une construction, l’architectonique d’une perspective, la structure d’un récit aux multiples digressions. La séquence visuelle, et son discours, est également indissociable de celle du son. Le travail sonore de Laganière fonctionne à la fois comme un regard sonifié, porté sur l’architecture, et une présence quasi spectrale cohabitant avec ces lieux. C’est un aspect récurrent de sa pratique, mais qui se trouve particulièrement marqué avec ce cycle de projets, comprenant à ce jour Le Vaisseau/Solid Void (2013), présenté à la Fonderie Darling, et Le Prisme (2018), à OPTICA. Avec Derrière l’horizon, le son semble porté par l’air environnant : un drapé d’ondes qui enserre les structures minérales, traverse la matière, l’enveloppe et la contient tout à la fois. Drapé qui se prolonge et s’incarne dans la mise en espace de l’installation par le lourd tissu gris-vert – en écho avec la teinte des pierres ayant traversé le temps – qui enclot, en quelque sorte, l’image vidéo.

Un parti-pris pour une certaine abstraction se dégage des autres éléments de l’exposition. Ce qui s’apparente à des vues en plan et en coupes vient à la fois redessiner et augmenter les contours des architectures initiales du Linnahall et du Maarjamäe. Avec une série d’impressions numériques et de découpes picturales mises en volumes par procédé de pliage, ces déclinaisons se présentent comme autant de projections et de spéculations sur le devenir de ce patrimoine architectural. Leur actuel état de dégra­dation en appelle à envisager la suite : de quelle manière conserver et préser­ver tout en tenant compte d’un désir d’éman­­cipation et de mise à distance ? Peut-être ce détachement nécessite-t-il des stratégies de sym­bolisation qui viennent cristalliser et contenir le sens des événements passés – tout comme le suggère l’élément sculptural au sol : une vue en plan du Linnahall transposée en une enseigne au néon, presque un logo, en capsulant  dans sa forme l’essence d’une époque.

 


Nathalie Bachand est commissaire indépendante. Ses projets récents comprennent le commissariat de l’œuvre interactive Seuils de Michel de Broin à la galerie Âjagemô du Conseil des arts du Canada et la diffusion internationale, par Molior, de l’exposition The Dead Web – The End. Elle est aussi co-commissaire pour le festival EIM de Sporobole, centre en art actuel.

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