Gagnon-Forest, Séquence aérienne — Élisabeth Recurt

[Été 2021]

Gagnon-Forest, Séquence aérienne
par Élisabeth Recurt

Maison de la culture Claude-Léveillée, Montréal
13.12.2020 — 14.02.2021

Le duo Gagnon-Forest (Mathieu Gagnon et Mathilde Forest) présente ici une œuvre composée de six photographies de grandes dimensions (des impressions au jet d’encre sur pellicule rétroéclairée), articulée et rythmée selon une triple dualité. Installées dans les verrières du mur latéral, sur la rue Boyer, de la maison de la culture Claude-Léveillée, trois photos noir et blanc de relevés topographiques alternent avec trois photos couleur d’éléments de paysage dans les nuances de bleu.

Les images noir et blanc procèdent de numérisations 3D qu’a effectuées la Ville de Montréal par le biais de la technologie de LiDAR aérien en basse altitude. La technique des artistes a alors pris le relais par découpes, changements d’angles de vue, d’éclairage, de contraste. Trois secteurs de la ville sont ainsi représentés soit, de gauche à droite : Montréal-Nord, Villeray et Ahuntsic.

Le travail des artistes s’inscrit à la croisée des arts visuels (leur formation commune) et des sciences sociales – Mathilde Forest est chercheuse associée au Centre de recherche sur les inno­vations et transformations sociales. Sensible aux problématiques liant l’espace et l’imaginaire collectif, leur travail tisse habilement des liens entre préoccupations sociologiques et esthétiques. Tout en nuance, les dichotomies du panorama photographique sous-tendent un récit visuel emblématique de nos divers rapports au réel (documentaire ou fiction).

Les topographies révèlent un plan cadastral inhérent aux pôles directifs qui structurent l’espace et agissent tels des indices de qualité de vie des citoyens : prédominance d’aménagements conçus pour la mobilité automobile, exigüité des lots d’habitation, accès limité à la nature, standardisation du bâti. Forest et Gagnon s’interrogent souvent sur un « droit » à l’espace de citoyens qui n’ont d’autre choix que de subir les contraintes urbanistiques ; ainsi observe-t-on certaines infrastructures plus ou moins bien implantées qui fracturent le paysage, instillant un sentiment de cloisonnement au sein de la population. Ces images s’imposent comme documents, comme vérité référentielle : la neutralité de leur facture mise en évidence par un graphisme linéaire évoque à la fois le mouvement New Topographics, objectivement intéressé par les dével­oppements urbains (on pense à Lewis Baltz) et le modèle esthétique d’abstraction géométrique d’un Malevitch ou d’un Mondrian, tout de précision ordonnée, de maîtrise exercée.

En alternance et en opposition à ces espaces géométrisés s’immiscent les trois camaïeux bleus comportant des traces topographiques auxquelles se superposent des motifs organiques. Nous passons alors à une expérience de dessaisissement de l’objet observé. Que perçoit-on ? Montagne ? Singulier relief ? Plans d’eau ? Végétation ? L’interprétation reste ouverte. Le brouillage optique provoqué par la présence
dans ces images de multiples couches fait émerger l’idée de mutation ou de fu­gacité. Ces compositions subjectives contrastent avec l’objectivité des numérisations cadastrales de la Ville. C’est l’usage de la photogrammétrie, dans le cas des impressions bleues, qui opère une instabilité de perception, une impermanence et ceci, en partie par la qualité granuleuse perçue tel un voile jeté entre la réalité et son image, favorisant l’émergence d’une atmosphère que l’on pourrait qualifier d’évanescente, de poétique. Le flou brouille la hiérarchie des plans et fait écran entre objet re­présenté et observateur. Autant d’effets du nuage de points (point cloud) que suppose l’usage de la photogrammétrie numérique. La technique est fondée sur la parallaxe de centaines de clichés. Ces différents points de vue du même objet produisent des représentations tridimensionnelles. Ces captations traduites en images fixes nous apparaissent alors en légère désintégration, offrant des contours estompés. Vision confondante : projection imaginaire dans laquelle nous sommes à l’affût de repères. Observées à la nuit tombée en temps de pandémie, ces impressions évoquent un ailleurs dès lors inaccessible, ce dont les artistes se font témoins.

Dans ce panorama fusionnent donc les qualités intrinsèques prêtées aux images : qualité informationnelle (fonction mimétique et indicielle, autrement dit documentaire, renforcée par la captation « anonyme » des topographies) et qualité visuelle à teneur fictive. La composante documentaire est un dénominateur commun des travaux de Forest et Gagnon ; les documents d’archives scellent référent et représentation authentifiée, mettant à jour une identité territoriale qui leur permet d’identifier les politiques publiques. Cet intérêt recoupe ceux d’artistes s’inquiétant des dérives urbanistiques, tels que Melvin Charney, dont la responsabilité sociale décidait des projets multiformes. De même réfléchissait-il à la domination de la dimension fonctionnelle urbanistique au détriment du social, de même certaines de ses œuvres liaient réel et fiction. Ainsi, Séquence aérienne allie trames sociologique et poétique. Qualités et portées visuelles du travail sont étroitement liées au propos sociologique de Forest et Gagnon, celui de nous inciter à une appréhension sensible de notre environnement.

 


Élisabeth Recurt est critique d’art, professeure au collégial (histoire de l’art, arts visuels), chroniqueuse culturelle à la radio de CIBL, collaboratrice de longue date pour des revues telles qu’ETC et Espace art actuel. Elle a aussi une pratique de l’écriture fictive (poésie, nouvelles, récits).

 

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]