Stan Douglas, Penn Station’s Half Century — Stefan Zebrowski-Rubin

[Été 2021]

Penn Station’s Half Century
Moynihan Train Hall, New York City

Par Stefan Zebrowski-Rubin

Des faisceaux lumineux rayonnent dans un hall abandonné où s’entassent les bagages. Des groupes d’hommes se forment en divers endroits, tandis qu’une femme, porte-bloc en main, dresse l’inventaire près du comptoir de renseignements à revêtement de marbre. Au premier plan, un réverbère de style victorien repose sur le côté. Quand on regarde au-delà de la scène centrale, on constate que le sol s’arrête abruptement ; mur et colonne ne sont qu’à moitié construits, nous sommes dans une salle d’enregistrement à Hollywood en septembre 1944.

Dernière vignette d’une œuvre en neuf panneaux installée dans Penn Station à New York, création du photographe canadien (et lauréat du prix Hasselblad en 2016) Stan Douglas, la photographie décrite ci-dessus reproduit le plateau de The Clock à L.A., la scène n’ayant pu être tournée in situ pour cause de Seconde Guerre mondiale. Cette superposition de faits et de fiction illustre bien le travail de Douglas et ses vastes aspirations. Penn Station’s Half Century (2020), de même qu’une sculpture au plafond par Elmgreen & Dragset et une œuvre en vitrail de Kehinde Wiley, auprès desquelles elle est installée, s’inscrit dans le cadre d’une commande du Public Art Fund et de l’Empire State Development pour le Moynihan Train Hall à New York, et a été inaugurée en janvier 2021. La maîtrise et l’envergure exprimées dans ces tableaux époustouflants suscitent curiosité et attentes concernant les projets de Douglas pour la Biennale de Venise 2022, où il représentera le Canada.

En raison de la pandémie, Douglas n’a pu quitter sa ville natale de Vancouver au cours de la réalisation de son œuvre. Mais même s’il avait eu l’autorisation de se rendre à New York, il n’aurait pas pu photographier dans la gare Penn Station d’origine. Le grand bâtiment de style beaux-arts achevé en 1910 a été démoli en 1963 pour laisser place à la construction du Madison Square Garden, et sa disparition a été le catalyseur du mouvement moderne pour la préservation du patrimoine. Grâce à des recherches dans l’histoire, une reconstruction générée par ordinateur et une séance photo soigneusement planifiée, Douglas a imaginé un projet qui puise dans la nostalgie architecturale et historique tout en rendant hommage à ce qu’il appelle des « moments transitoires » à l’effet poignant.

Dans les quatre niches de l’installation finale, Douglas a composé des panneaux présentant des reconstitutions fantastiques d’épisodes de son histoire choisie entre 1914 et 1957. Dans l’esprit des toiles de Brueghel l’Ancien (en qui l’artiste voit un maître à penser), les vignettes de Douglas déploient de multiples récits et histoires découvertes. Dans les deux premiers panneaux, des acteurs de music-hall, bloqués par la neige en 1914, organisent un spectacle sous la direction de Bert Williams, connu comme le premier Afro-Américain à réaliser un film. Les deux panneaux suivants, portant sur 1924 et 1934, montrent les foules venues accueillir la voleuse présumée Celia Cooney (surnommée « bandit aux cheveux courts ») et Angelo Herndon, organisateur syndical noir libéré grâce à l’appui populaire. La troisième niche, avec trois panneaux, montre l’évolution de la salle de billetterie entre 1930 et 1957, un avion trimoteur Ford stationné dans le hall, d’immenses portraits honorant les employés de chemin de fer héros de guerre et l’installation de la billetterie électronique sous une verrière aérodynamique inclinée et éclairée. Dans la dernière niche, un panneau, jumelé à celui du plateau de tournage mentionné plus haut, met en relief les adieux émouvants aux militaires en temps de guerre en 1941. Bien que basées sur des recherches approfondies et choisies parmi des milliers d’articles décrivant des personnages et événements réels, les scènes elles-mêmes – intitulées de dates précises – sont fictives, composées de multiples prises de vue assemblées dans une reconstitution de la gare créée par ordinateur.

Réalisée dans l’Agrodome Arena de cinq mille places à Vancouver, minutieusement quadrillé, la séance de photos de quatre jours, qui a mobilisé plus de quatre cents acteurs et cinq cents costumes (de Montréal et Los Angeles) s’est déroulée selon une planification précise et en suivant les protocoles liés à la COVID-19. Douglas et son équipe ont travaillé dans un contexte cinématographique, alliant espaces virtuel et visuel, attentifs aux aspects de proportion et de composition, utilisant des grues et de puissantes installations d’éclairage. L’approche conceptuelle léchée de l’école de photographie de Vancouver prend ici un nouveau souffle épique et brouille les frontières entre les techniques.

Cette commande a permis à Douglas de mettre à profit ses expériences antérieures avec l’encre céramique sur verre, l’impression étant confiée à une entreprise du New Jersey. Chaque niche, divisée en deux ou trois panneaux, ayant pour taille approximative 2 × 6,7 mètres, l’effet des images est à la fois imposant et immersif. Les compositions délibérées frappent le public par l’hyperréalisme du détail qui confère à ces œuvres une analogie certaine avec les peintures historiques, quoique la dimension « épique » se loge dans de brefs moments au regard des transitions qui s’opèrent… le déclin du voyage en train et l’essor du divertissement sur écran.

Habitué de la scène internationale, Douglas, qui a participé de nombreuses fois à la documenta et à la Biennale de Venise, s’est montré à la hauteur de sa première commande publique aux États-Unis, faisant du chemin qui va le mener à Venise 2022 dans une aventure des plus excitantes dans le sillage du passage à une ère post-COVID. Il ne fait aucun doute qu’il continuera à repousser les limites de sa discipline de prédilection et à surprendre le spectateur.
Traduit par Frédéric Dupuy

Stefan Zebrowski-Rubin, natif de Montréal, est un professionnel du monde de l’art installé à Londres. Il a travaillé chez Hauser & Wirth pendant huit ans après l’obtention de sa maîtrise du Courtauld Institute et de son baccalauréat de la Harvard University. Actuellement auteur et directeur de publication, il écrit chaque semaine des critiques culturelles pour la Canada-UK Foundation, collabore avec Hauser & Wirth sur un catalogue consacré à Frank Bowling et réorganise la bibliothèque de la Zabludowicz Collection.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Stefan Zebrowski-Rubin — Stan Douglas, Penn Station’s Half Century ]