[Été 2021]
Par Jacques Doyon
On découvrira ici trois figures d’artistes, trois positionnements esthétiques, qui se rejoignent dans une certaine distanciation ironique, à peine perceptible parfois, face à eux-mêmes et face au monde dans lequel ils s’inscrivent. L’une de ces figures, plus érudite, se construit en incarnant littéralement une certaine histoire de l’art ; une seconde, plus narrative, déploie par petites touches une autofiction aux résonances existentielles ; la dernière, en prise directe avec le réel, affirme néanmoins la subjectivité d’un cadrage, d’un regard. Qu’en est-il au fond du visible et de l’invisible ? Quel savoir pour mieux vivre ? Et que disent de l’état du monde toutes ces petites choses qui défaillent, qui déraillent ?
Steve Giasson a réalisé au cours des dernières années plus de 230 performances « invisibles » (sans public) qui ont été soigneusement photographiées pour être diffusées, en ligne et sur les réseaux sociaux notamment. Son art est un art du différé, en décalage : il advient par l’image, dans l’ordre de la culture. Pour autant, c’est un art éminemment corporel. Giasson retrace et incorpore les apports conceptuels (pensées, scénarios, gestes) d’artistes et de performeurs qui l’ont précédé afin d’inscrire sa propre figure dans cette lignée. C’est en réincarnant toute une série de gestes, de postures et d’actions artistiques, et, surtout, en réactualisant les valeurs qu’elles véhiculent, que Steve Giasson énonce une présence au monde, à la fois corporelle, sexuelle et intellectuelle.
Le projet de Vincent Lafrance est une série Web auto-filmée qui a des allures d’autofiction. Le protagoniste est un artiste qui se retrouve en région, en plein hiver, pour la mise en vente de la maison familiale après le décès du père. Il se retrouve isolé et confronté à ses souvenirs, à la neige abondante, aux ressources limitées de la région et à la perte de son permis de conduire. Ce qui complique singulièrement sa situation. Le récit en douze épisodes entrecroise, par touches successives, et sur une trame de nature plutôt impressionniste, au rythme lent, les observations distanciées sur ce « savoir vivre », en lien au travail et aux autres, qui fonde notre rapport existentiel au monde.
Franck Gérard a adopté la caméra et la photographie de rue en 1999, après un incident qui l’a mis à distance du monde et lui a ensuite permis de le redécouvrir avec un œil renouvelé. Il a accumulé depuis des milliers de petits moments qui détonnent, déraillent très légèrement de l’ordre des choses et troublent la banalité du quotidien. Ces images proposent une sorte d’envers poétique du monde, fait d’insolite, d’incongru, d’absurde, d’amusant, d’éphémère, de merveilleux… Toutes ces images adviennent du fait d’une certaine poïétique du regard (un degré d’attention au détail, une habileté à repérer ce qui défaille, surprend et interpelle) qui pointe vers la fracture des choses et ouvre sur un autre état du monde.
Suite de l’article et autres images dans le magazine : Ciel variable 117 – DÉCALÉ