[Automne 2021]
Par Julie Martin
[Extrait]
Dans les années 1990, Fredric Jameson notait déjà que le monde se caractérisait par son abstraction et son irreprésentabilité1. Dressant une analogie avec l’ouvrage de l’urbaniste Kevin Lynch intitulé The Image in the City, le critique littéraire montrait que, comme le citadin incapable de se situer et de cartographier sa propre ville, nous n’étions pas en mesure de visualiser et donc de penser l’espace social mondialisé. Notre désaliénation requérait, selon lui, une reconquête de l’espace qui devait passer par l’esthétique d’une « cartographie cognitive ». Un « nouvel art politique2 » devait permettre de révéler ce monde qui se soustrayait à notre regard, en saisir l’agencement, les connexions, rendre les processus globaux accessibles à nos sens et à notre expérience. À l’ère d’un capitalisme qui privilégie le développement de marchandises fluides comme les services, l’information et les données, cette stratégie paraît d’autant plus nécessaire et urgente. Si la tâche est ardue, elle constitue bien sûr un horizon vers lequel tendre plutôt qu’un programme à réaliser stricto sensu.
C’est à cet ambitieux programme que s’attache l’exposition Civilization3. L’intention qui la motive est en effet de suggérer une vision du 21e siècle naissant à travers une sélection d’images réalisées ces vingt dernières années par une centaine de photographes. Foules en mouvement, agglomérats d’axes autoroutiers, espaces urbains saturés d’habitations, rues envahies de supports publicitaires, hôtels de luxe standardisés, camps de réfugiés surpeuplés, réseaux de câbles entremêlés, sites mystérieux d’expérimentations technologiques, sont quelques-uns des sujets que les visiteur·euse·s perçoivent durant leur parcours. Si les photographes à l’origine de ces clichés ne revendiquent pas tou·te·s une démarche documentaire, leurs images ont pourtant en commun de livrer des représentations de phénomènes ou d’événements contemporains. Plus spécifiquement, celles-ci offrent un regard sur les mouvements qui agitent notre monde actuel : ses connexions, ses flux invisibles, ses influences, les mobilités des marchandises et des êtres humains… En suspendant ces déplacements trop rapides, trop grands ou trop évanescents pour être directement visibles, ces images fixes tentent de nous les rendre perceptibles.
Avec la même intention de rationaliser ce bourdonnement confus ou du moins de le rendre provisoirement intelligible, les deux commissaires d’exposition, William A. Ewing et Holly Roussell, ont organisé le parcours muséographique en huit sections. La première, intitulée « Ruche », explore le flux des activités humaines dans des environnements urbains en constante densification. « Seuls ensemble » présente des individus, des groupes et leurs relations qui semblent de plus en plus modélisées par les technologies numériques…
Suite de l’article et autres images dans le magazine : Ciel variable 118 – EXPOSER LA PHOTO