[Été 1990]
par Michou Marchand
D’où venaient-ils, auréolés de mystère et de crasse, ces éternels passants qu’on appelait les quêteux ?
Jusque dans les années 1950, ils passaient encore dans nos campagnes, poussiéreux, hirsutes, habillés de guenilles ; un vieux chapeau enfoncé sur leurs cheveux trop longs, une barbe envahissant leur visage cuit par le soleil et les vents des grands chemins, leur baluchon sur l’épaule. Vieux. Mais dans ce temps-là, il est vrai, on avait l’air vieux à cinquante ans.
Ils allaient inlassablement, de maison en maison, revenant d’année en année, surtout là où ils avaient été bien reçus, peut-être même se refilaient-ils entre eux les « bonnes adresses ».
Chaque fois, comme un rite, comme une incantation magique, ils demandaient : « La charité pour l’amour du Bon Dieu ! » Et on leur donnait une cenne, deux cennes, puis ils reprenaient la route. S’ils avaient le bonheur ou la ruse d’arriver à l’heure de la soupe, on leur offrait une place à table. S’ils se présentaient à l’heure de la veillée, on ne les laissait pas dehors. On leur offrait le sofa dans la cuisine ou on étendait par terre des peaux de cariolles. Tout ça au nom de la charité chrétienne bien sûr… mais aussi parce qu’on se méfiait de ces étrangers. Les maisons n’étaient pas bien solides, vous savez.
S’ils donnaient volontiers des nouvelles des paroisses alentour qu’ils avaient visitées, jamais ils ne donnaient de renseignements sur leur origine. Et si, par malheur, on croyait reconnaître en Untel le petit cousin disparu (tu sais, celui qui a perdu sa forge parce qu’il avait trop bu… savait-il seulement que sa mère était morte et que…) on pouvait être certain de ne plus jamais le revoir. Sans attaches, sans souvenirs, et aucun désir de s’incruster. Jamais ils ne demandaient à travailler, et de toute manière on n’avait rien à leur proposer. La crise vous comprenez. Chaque cenne comptait.
Des gens curieux en vérité. Excentriques. Comme celui qui, voyant réciter le chapelet, avait menacé de « lâcher tout son pouvoir » contre la famille bouleversée. Mettant la maisonnée sens dessus dessous toute la nuit durant, même qu’on avait fait coucher le chien en dedans, bien dérisoire protection contre les « pouvoirs » de l’inconnu. Et même que le lendemain lorsqu’on lui avait montré le miroir pour se faire la barbe, il avait répondu : « Ma religion me défend de me mirer. » Il n’est jamais revenu malgré sa menace. Faut croire qu’il est mort en chemin.
Ou cet autre qui s’était déshabillé en bas de la côte !
Madame Hamel apeurée avait téléphoné à madame Hébert, qui elle-même avait averti madame Réhaume. Les enfants étaient tous allés se cacher. Le mari était absent. Peur. Quelle histoire ! Il continuait son chemin, le quêteux !
Et puis dans cette même veine, qui se souvient de Trépanier ? Il y avait eu meurtre. Meurtre de quêteux. Il était revenu chez lui pour trouver sa femme avec l’inconnu. La chicane a pris et Trépanier a tué le quêteux. Il voulut aller le jeter au fleuve, loin de là. Il l’avait mis dans la voiture mais en cours de route, au hasard d’une bosse, le mort a émis un gros : Wouff ! et l’autre, pris de panique, l’a jeté sur le bas de la route. Durant la nuit, des gens s’en allant au marché l’on trouvé. On a suivi les traces de sang sur la neige et on est remonté jusqu’au meurtrier. Il s’est pendu dans sa cellule par ses bretelles. Oui. Sa maison est toujours restée inhabitée. Il y avait une trace rouge sur la porte et on disait que c’était le sang du quêteux. C’était pas vrai bien sûr, mais…
Mais ils n’étaient pas tous maléfiques, non plus. On parle aussi de celui qui a guéri l’enfant atteinte d’épilepsie. Eh bien le quêteux avait dit à la mère : « Vous m’avez donné la charité. Votre fille ne sera plus malade. » Le temps passant, la mère incrédule dut bien se rendre à l’évidence. Il avait dit qu’il était : « Le quêteux du frère André ». Il est connu celui-là, paraît-il.
Mais ça, ce sont ceux dont on se rappelle. Il en passait tant. Des fois jusqu’à 4 ou 5 par semaine. Même des gypsies ! Ils venaient avec leur wagon, les chaudrons accrochés après et les enfants et les femmes, jusqu’à dix familles ! Le soir, ils faisaient la course à dos de cheval à selle sur le chemin. Le voisin lui, aimait à maquignonner1avec eux. Mais… fallait aussi vider le puits ! (c’est là qu’on gardait la viande et le beurre) de peur qu’ils ne viennent voler ça.
Trêve d’anecdotes, on disait « C’est des paresseux ». Mais était-ce vraiment ça ? La « crise » des années 1930 devait bien aider un peu. L’absence de mesures sociales aussi. Ou bien, était-ce tout simplement « l’esprit d’aventure »… Oui, parce que certains, c’était bien incompréhensible, certains avaient jusqu’à l’air heureux, quêteux ! Heureux. Oui.
On disait aussi : « Les jeunes maganent les vieux. » Préféraient-ils prendre la route plutôt que d’être maltraités par leurs propres enfants à qui, en vieillissant, ils avaient abandonné leur terre ? Ils s’étaient ainsi retrouvés inutiles bouches à nourrir. Était-ce leur fils, leur fille, qui les envoyait ainsi quêter leur subsistance ?
Ce qui faisait qu’ils devenaient quêteux, qu’ils quittaient tout comme ça, qu’ils prenaient la route, on ne le sait pas trop. Mais « le monde n’a pas changé. Le moteur c’est l’argent. Le monde n’a pas changé. » Et encore aujourd’hui, malgré toutes les mesures sociales, il y a des quêteux, et toujours de plus en plus jeunes… Et on ne sait pas non plus d’où ils viennent, ni pourquoi ils marchent comme ça sans arrêt. Sans maison, ni rien au monde que le chemin qu’ils suivent…
À partir de propos et d’impressions recueillis auprès de Michel et Suzanne Pelletier, à St-Wenceslas P.Q.