Nicolas Baier, Vases communicants — Une apparition presque spontanée de la machine dans le monde, Jacques Doyon

[Automne 2023]

[Extrait]

Une apparition presque spontanée de la machine dans le monde
Un entretien de Jacques Doyon

À l’occasion de l’importante exposition de Nicolas Baier tenue au début de 2023 à Montréal1, nous nous sommes entretenu avec l’artiste pour en explorer les lignes de force.

Jacques Doyon : Il semble approprié de commencer par la vidéo intitulée Vases communicants, l’un des points forts de l’exposition, si ce n’est son point d’ancrage, et dont le titre est repris pour coiffer l’ensemble de l’exposition. Elle met en scène de grands ateliers-bureaux aux surfaces miroitantes (sur le modèle de ceux que tu as déjà réalisés en trois dimensions) envahis progressivement par une nature luxuriante et menaçante. Nous nous retrouvons dans un véritable maelstrom de matières naturelles ou fabriquées, aux allures à la fois réalistes et irréelles, comme si nous étions emportés dans une espèce de magma. Peux-tu nous parler un peu plus en détail de cette œuvre, de ce qu’elle donne à voir et de son mode de production, de l’opposition et de la fusion qu’elle effectue entre le construit et le naturel, le réel et le virtuel ? Allégorie d’une catastrophe annoncée ou, au contraire, grand amas de particules en percolation ?

Nicolas Baier : Il n’y est pourtant pas question d’envahissement de la « nature ». Elle ne fait qu’exister : je la montre.
L’effet remarqué est sans doute dû au montage en parallèle de ces deux scènes, intérieures et extérieures. Je ne veux surtout pas parler de la nature qui reprendrait ses droits. Même dans les images tirées de la vidéo, je vois plutôt cette cohabitation comme une équivalence, comme deux formes a priori disparates affichant le même poids, chacun sur l’un des deux plateaux d’une même balance. J’aime y voir un clin d’œil à l’allégorie de la caverne, de Platon.

Dans la vidéo, le soleil, qui fouette les surfaces miroitantes des murs et de chaque chose (on ne voit pas l’étoile directement, mais son reflet), est un rappel du jeu d’ombres et lumière qui s’opère dans la grotte. Aussi, si on pense aux peintures rupestres de notre préhistoire, la caverne a été en quelque sorte le premier atelier. J’ai volontairement pris soin d’insérer et de mettre en valeur les quatre éléments, le feu, l’air, la terre et l’eau…

Avec le temps, je me rends compte que l’utilisation récurrente de l’atelier, dans mon travail, se rapproche de celle d’un réalisateur de cinéma avec son acteur fétiche. L’atelier, en ce qui me concerne, est une icône. Il est le lieu où les idées se manifestent, où la recherche s’opère et où cette mixture sensée, mais informelle, se révèle et se concrétise. En ce sens, c’est un espace emblématique, presque mythique. L’atelier est le poste de commande absolu, tout s’y niche, chaque décision, chaque tentative, chaque réflexion, tant et si bien qu’avec le temps il est facile d’être bluffé et de croire que tout y naît, que tout s’y passe, que c’est une extension de l’esprit. À dire vrai, cette perception est largement exagérée. À l’évidence, seulement quelques questions, quelques thèmes choisis ici et là y sont filtrés, avec les moyens du bord, dans un effort qui ressemble souvent plus au bricolage qu’à une discipline sérieuse. J’ai l’impression que nous ne captons que les reflets des choses, que la trace, que les ombres, et que l’essence nous échappe, constamment. C’est la raison pour laquelle j’utilise le miroir dans cette vidéo. Il me permet de souligner ce constat.

Avec les miroirs, le regard est sous tension, biaisé, et il ne peut se reposer, s’arrêter à un point d’arrivée. Il n’y a plus de halte. Il fait sans cesse ricochet sur les limites, sur les parois des choses, pour mieux aller rebondir sur d’autres flancs, partout où il se porte, dans un va-et-vient constant, une mise en abyme perpétuelle. Notre compréhension de l’aire et de l’entité du lieu ainsi resurfacé est flouée par l’incessant jeu de reflets qui émanent de chaque plan.

L’atelier, par définition, est un espace de réflexion, où l’on pense le concret, où l’on pointe et focalise notre attention sur une parcelle choisie de la réalité. L’atelier est donc un miroir: du réel, de ce qui se passe, de l’«il y a». Au jour le jour, c’est vrai que je m’y sens aussi souvent enchaîné, emprisonné, et que ma compréhension de ce qui m’entoure est complètement teintée de cet espace. Comme avec le miroir et la caverne, il y a ce jeu de captation et de projection, qui s’y opère chaque jour.

Malgré cela, le monde des idées est omniprésent et, comme dans l’allégorie de Platon, il est surtout ailleurs, à l’extérieur, partout ailleurs. Dans la vidéo, j’ai choisi la forêt pour évoquer l’ensemble incommensurable de ce qui existe. Elle me semble être un choix logique. C’est une bonne représentante de l’idée assez commune, répandue, de la nature (et de toutes ses possibilités). Celle-ci est inclusive, elle englobe tout, rien ne lui échappe, terres, eaux, éléments, chair, pensées, planètes, étoiles, cosmos, machines. La forêt est aussi probablement notre premier habitat, notre maison originelle. On dit que nous sommes descendus des arbres… S’il y a un lieu sur terre qui nous est associé, intrinsèquement, depuis nos balbutiements, c’est bien cette étendue boisée.

Je voulais juxtaposer ces deux mondes, la réalité, le monde des possibilités, notre genèse aussi (représentée par cette forêt), et un lieu pour y réfléchir, presque hors du monde, équipé des dernières technologies, de machines et de robots (l’atelier). Alors qu’on pense souvent à un affrontement entre la nature et la technologie, je n’arrive qu’à y voir une histoire, un prolongement de l’un par l’autre. Ces deux espaces (ils pourraient être le même lieu géographique, seulement séparés par de nombreuses années) se réfléchissent et se répondent à travers le temps. L’un est une terre « vierge » où l’humain est tenu de trouver ses repères et doit lutter pour survivre, l’autre est un espace où tout, sans exception, a été créé, produit par l’humain, pour ses besoins.

La trame sonore contribue à ce que cette juxtaposition devienne superposition. On ne sait plus trop ce qu’on entend, est-ce la pluie, les gouttes d’eau qui heurtent les feuilles des plantes, ou des doigts qui tapent sur des claviers ? C’est le tonnerre ou une machine qui gronde? Dans les faits, la bande-son est une mixture entre plusieurs captations in situ (dans la jungle, aux abords de ruisseaux ou de rivières, dans des champs, des forêts, à l’atelier, avec toutes les machines), et un travail de bruitage, assez traditionnel, où tout est dans le leurre et le faux-semblant, afin de mieux mélanger les pistes et brouiller les indices.

Je n’ai pas voulu cette forêt menaçante. Sous la majorité des canopées, quand leur végétation est dense, la plupart du temps, même en plein jour, il fait assez sombre. La vidéo est imprégnée de cette luminosité bien particulière, entre chien et loup, l’heure bleue, où le jour se confond avec la nuit et où la vision est plus indistincte. La fin montre le reflet d’un ciel étoilé, après un long travelling avant, sur une table de travail. La table est dans une clairière de la forêt. C’est un peu le monolithe de Kubrick. C’était une façon d’ouvrir le dénouement sur le champ des possibles. La table, à l’atelier, c’est généralement l’endroit où tout se concrétise, où les idées prennent corps, après de multiples étapes de confection.

Le film est entièrement dessiné (généré) et non filmé (saisi). Ce n’était pas une solution simple. L’inventaire des objets qu’il y avait à modeler semblait infini. Je ne voulais pas pointer, je voulais suggérer. Cette différence, entre captation et reproduction, est importante. Quand on dessine, il y a apprentissage et compréhension de l’objet observé. Le procédé permet plus facilement, autant au dessinateur qu’au spectateur, de se retrouver dans le monde des idées, celui de l’imagination… La caméra, souvent, malheureusement, je ne la vois que pour ce qu’elle est : une toute petite ouverture, un unique point de vue, un simple trou dans une boîte. Utilisé à outrance (de plus en plus), c’est un outil presque abrutissant.

jd : L’exposition réunit quelque trente-cinq autres œuvres, dont sept impressions au jet d’encre provenant du même univers que celui de la vidéo…

1 Vases communicants, galerie Blouin Division, du 21 janvier au 11 mars 2023.

 
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Nicolas Baier, Vases communicants — Jacques Doyon, Une apparition presque spontanée de la machine dans le monde ]
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 124 – DES IMAGES POUR MIEUX VOIR ]