Claudia Andujar, Militer au-delà des images – André-Louis Paré

[Été 2024]

Militer au-delà des images
par André-Louis Paré

[EXTRAIT]

L’exposition Claudia Andujar y la lucha Yanomami [Claudia Andujar et la lutte Yanomami] met en lumière le travail de la photographe et activiste brésilienne née Claudine Haas, en 1931, à Neuchâtel (Suisse). Son père juif hongrois et sa famille paternelle ont été déportés dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Avec sa mère, de confession protestante, elle a pu échapper à une mort certaine. Cette expérience du génocide perpétré par le régime nazi demeure vivante dans l’engagement que Claudia Andujar mène depuis cinquante ans en faveur des Yanomami. Vivant dans la forêt amazonienne, aux confins du Brésil et du Venezuela, ceux-ci forment un groupe de près de 300 communautés totalisant environ 54 000 personnes dispersées sur une superficie de 96 000 kilomètres carrés. Bien qu’il s’agisse d’une rétrospective, l’exposition est aussi et surtout une invitation à repenser la relation que nous entretenons avec le vivant et à prendre conscience du sort réservé à ce peuple à l’existence précaire.

Exposer l’altérité. Sous le commissariat de Jaime González Solis, l’exposition se déploie en deux sections. La première est consacrée au mode de vie inhérent à la vision du monde des Yanomami ; la deuxième mise sur la lutte pour la survie menée depuis près de cinquante ans par ce peuple indigène. Pour chacune de ces sections, les photographies sont regroupées sous divers thèmes tels que « La forêt de vie », « L’intimité du foyer », « Rites et vision », « Vaccination et santé » ou « Génocide des Yanomami : mort du Brésil 1989/2018 ». Les centaines de photographies qu’on y retrouve, dont plusieurs n’avaient jamais été exposées, proviennent des archives de Claudia Andujar. Ces images en noir et blanc, ou colorées grâce à des filtres, sont pour la plupart des tirages argentiques datant de l’époque, entre 1971 et 1977, où Andujar séjournait régulièrement dans la région du fleuve Catrimani. Plusieurs sont installées sur les murs, d’autres sont suspendues dos à dos dans les divers espaces d’exposition.

Afin de traduire de manière sensible les divers aspects de la vie des Yanomami, Andujar a expérimenté, en plus des filtres de couleurs, des pellicules infrarouges, ou à haute sensibilité. Elle a parfois appliqué de la vaseline sur l’objectif et fait usage de flashs ou de lampes à l’huile, sinon de surimpositions, selon l’effet recherché. Dès la première salle, une photo donne à voir le visage d’une adolescente dont la tête est légèrement hors de l’eau. Comme ornement facial, de fines baguettes transpercent sa peau autour des lèvres. Avec la couleur bleu indigo de l’eau, ce visage apaisé contraste avec le péril d’un génocide annoncé. À côté de ce portrait, une photographie de paysage révèle un ciel nuageux côtoyant la terre rouge. Dans la même salle, une autre image montre une maison collective – une maloca – vue depuis un hélicoptère. Entourée d’une forêt aux couleurs fuchsia, l’habitation de forme circulaire est utilisée deux à trois ans, après quoi les Yanomami la brûlent et se déplacent.

Dans une salle adjacente, de nombreux portraits en noir et blanc disposés en mosaïque présentent des têtes en gros plan, sinon des fragments de corps comme le ventre, les seins ou le sexe masculin retenu par un fil au niveau du bassin. Chez ceux et celles qui prennent une pose de face, les visages révèlent une beauté énigmatique. Rarement le regard fixe la caméra, soit il apparaît les paupières légèrement fermées, soit il se détourne pudiquement de l’objectif et se porte au loin. Si ces clichés témoignent de la proximité de l’artiste avec les membres de la communauté, s’ils manifestent un lien de confiance indéniable, les portraits en clair-obscur conservent leur part de mystère. Dans la même salle, plusieurs photographies témoignent autrement de la candeur de ce peuple de chasseurs-cueilleurs, dans la vie duquel la forêt, les plantes et les animaux occupent une place essentielle. D’autres images, toujours en noir et blanc, traitent du quotidien en forêt. La réalité de la jeunesse yanomami, qu’il s’agisse d’hommes, le corps souvent peint de lignes ondulées, assoupis dans un hamac, ou de femmes qui arborent des plumules fixées à leurs cheveux, est rythmée par une existence simple, à mille lieues de celle qu’offre l’excitation urbaine.

Parmi ces photographies prises sous la canopée, une surprend particulièrement. On y voit un jeune garçon à l’intérieur d’un hamac. Ce dernier est constitué d’un tissage serré de fibres végétales. Allongé, il y repose en observant l’objectif. À l’instar de son camarade endormi, ce portrait témoigne de la proximité dont Andujar bénéficie auprès des membres de la communauté yanomami. D’autres photos, par contre, illustrent davantage la vulnérabilité de cette population. L’une d’elles montre une femme âgée en train de rincer un linge dans l’eau marron d’un cours d’eau. Pour vivre, les Yanomami s’adonnent à la chasse et à la pêche, cultivent des parcelles de terres alluviales où poussent des fruits et des légumes, et pratiquent également le troc. Le poisson, la viande de gibier, les fruits et les tubercules constituent leur alimentation de base.

Le sujet de la vaccination, en revanche, est devenu central pour les Yanomami, dont la santé est menacée par les épidémies de grippe, de rougeole et d’autres maladies transmises par les Blancs. À ce titre, Andujar a saisi des scènes de vaccination et de sensibilisation menées par le gouvernement brésilien. Elle a également photographié des affiches en langue yanomami incitant à se faire vacciner, soit un homme affaibli par la maladie en train de mourir, soit un autre respirant à l’aide d’un tuba alors qu’on lui administre un traitement.

La section « Génocide des Yanomami » donne à voir les ravages de la maladie et les conséquences de l’invasion minière et forestière. Les photographies les plus choquantes sont celles qui montrent les morts par maladie, les cadavres abandonnés dans la forêt, enveloppés dans des feuilles de bananier ou des couvertures. Autre photographie marquante, celle d’une femme yanomami effondrée, tenant un nourrisson mort dans ses bras. Selon Andujar, le génocide des Yanomami se poursuit toujours aujourd’hui. En plus des épidémies et de l’exploitation minière, les projets gouvernementaux de construction de routes ou de barrages électriques représentent une menace constante pour leur survie. À cela s’ajoute la propagation de l’évangélisme qui cherche à convertir les indigènes à la religion chrétienne, au détriment de leur culture et de leur mode de vie traditionnels.

Depuis les années 1970, Claudia Andujar a vécu de longues périodes avec les Yanomami. Elle a appris leur langue et a documenté leur culture et leur histoire. L’exposition est donc le fruit d’une collaboration étroite entre l’artiste et ce peuple, dont les représentants ont contribué à la sélection des images et à la conception du parcours. Tout au long de l’exposition, les visiteurs sont invités à prendre conscience de l’urgence de la situation des Yanomami et à soutenir leur lutte pour la préservation de leur territoire et de leur mode de vie.

Claudia Andujar y la lucha Yanomami [Claudia Andujar et la lutte Yanomami] est une exposition poignante qui met en lumière l’engagement de Claudia Andujar envers les Yanomami, tout en suscitant une réflexion sur les enjeux actuels liés à la préservation des cultures indigènes et à la protection de l’environnement amazonien.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Claudia Andujar, Militer au-delà des images – André-Louis Paré]