Laurence Hervieux-Gosselin, Lune de craie — Sylvain Campeau

[Été 2024]

par Sylvain Campeau

[EXTRAIT]

Au moment de commencer cette recension de l’exposition des œuvres de Laurence Hervieux-Gosselin, je m’avise soudainement, même si le fait est connu, que cette dernière a remporté en 2021 le prix Lynne-Cohen. Passé l’importance et le prestige attachés à cette récompense, il y a, en cette occasion plus qu’en d’autres, certaines similitudes qui semblent les relier, tant leurs images ouvrent des potentialités narratives. Mais cela se fait selon des modalités assez différentes.

On prend connaissance des images présentées dans Lune de craie, exposition commissariée par Denis Rioux, avec le souvenir de la série précédente de l’artiste, Fly-On-The-Wall, présentée en 2022 aux Rencontres de la photographie en Gaspésie sur la plage de Paspébiac. La photographe avait choisi de hanter les coulisses de l’émission de téléréalité Occupation Double, pour en saisir des scènes et des protagonistes en arrêt, plutôt qu’en actions filmées. À cet arrière-fond narratif, elle superposait sa propre trame pour en venir à composer un second filon fictionnel. Mais l’un ne pouvait aller sans l’autre. On s’attend donc à quelque chose de semblable dans Lune de craie, d’autant plus que ce dernier ensemble contient un exemple de la précédente série. En fait, comme c’était le cas dans le cas de Fly-On-The- Wall, les nouvelles images n’offrent pas le portrait distancié d’une réalité constituée. Chacune invente, en quelque sorte, son propre écrin narratif vers lequel elle tend et dont elle nous donne moins la teneur qu’une simple idée. Chacune semble être un attardement, une pause voulue au sein d’un continuum fictionnel sur lequel on ne sait rien et qu’on ne peut que deviner.

On se demande comment on peut en venir à créer ainsi cette impression d’être devant le moment figé d’une réalité qui doit bien continuer quelque part et dont la saveur, sinon la trame totale, nous apparaît de façon assez claire. Cela devient un rien plus net quand on apprend que Laurence Hervieux-Gosselin affectionne la photographie analogique, qui est son point de départ, et qu’elle privilégie les poses longues. On se dit alors que cela doit bien se répercuter dans ce qu’elle crée. L’image ainsi prise s’inscrit sur négatif, où elle existe en plus petite version aux tonalités inversées, dans le voisinage d’une autre qui se fait elle aussi bloc d’un espace-temps suspendu. Ainsi mises en relation sur une bande celluloïd, elles forment des instants figés, des ersatz d’existence. Il y a quelque chose de presque fatidique qui en résulte dans la scène montrée, une sorte de tension sous-jacente qui nous fait nous attarder devant elle, comme en attente d’une reprise du cours normal de l’espace­temps. Sa coupe monumentalise l’image, instaure la scène en avènement décisif. On reconnaîtra ici la fascination pour l’instant décisif que traquait Henri Cartier-Bresson. Le recherchait-il alors ? Ou le créait-il de toutes pièces, grâce à son talent propre ?

Pour Laurence Hervieux-Gosselin, la réponse ne se fait pas attendre. Il est évident qu’elle le crée. Saisissant le moment, elle fait image en arrêtant le temps, fait converger toutes les potentialités narratives de ce cours, qui reprendra plus tard. Dans ce cadre avant-coureur qu’est le négatif, entre ses montants, bardée de perforations qui figurent un enchaînement qui ne se fait pas, la scène est un porte-à-faux magnifique. Rien ne se passe réellement, mais quelque chose est advenu ou adviendra ; on en est certains. Ce qui serait laps perdu dans l’avant ou après-épiphanie, révélation lumineuse, est là, porteur d’une fiction qui vit au-delà. Comment en vient-on à créer semblable effet ?

Remarquez, c’est parfois évident. Certes, devant l’œuvre Everybody’s waiting for you (Dance Dance Revolution), qui montre une sorte de machine à danser, on attend vraisemblablement qu’elle s’active, que se présente la personne qui lui permettra de remplir son office. Pour un cas comme celui-là (et d’autres), il y a aussi l’image d’un accrochage de la route, au titre approprié – Accident. Là, devant les dommages subis par le choc sur les deux automobiles, il n’y a pas à douter. Nous ne sommes plus dans l’expectative d’une action à venir, mais dans l’après-coup de ce qui est déjà advenu.

Il faut cependant croire que c’est dans le choix même de la scène, comme en celui du moment, dans un effet certes construit, que réside tout le secret. Il doit y avoir en elle quelque chose de retenu, d’énigmatique, un ensemble d’éléments qui fait attendre le temps, qui absorbe et concentre une action à laquelle, immanquablement, la scène même aspire. Quelque chose comme une présomption de présence à venir, ou passée. Roseburg en constitue un exemple. Devant une paroi rocheuse, un coin de motel offre deux portes assez fortement éclairées. Les couleurs sont vibrantes, donnent des allures de bloc artificiel, presque, à ce carré d’édifice. Quelqu’un habite-t-il là ? Y entrera-t-il ? En sortira-t-il ?

On ne le saura pas.

Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Auteur de sept recueils de poésie et de plusieurs essais sur les arts visuels, il publie en 2022 Écrans motiles, aux Presses de l’Université de Montréal. En tant que commissaire, il a également à son actif une quarantaine d’expositions.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Laurence Hervieux-Gosselin, Lune de craie — Sylvain Campeau]