Fabiano Kueva, Archive Alexandre de Humboldt Montréal – Gabrielle Sarthou

[Été 2024]

par Gabrielle Sarthou

[EXTRAIT]

L’exposition Archive Alexandre de Humboldt Montréal, réalisée en collaboration avec la commissaire indépendante Emma Choquette, fait partie d’un projet élaboré sur plus de dix ans par l’artiste équatorien Fabiano Kueva. Également commissaire et réalisateur, celui-ci a basé ses recherches dans les domaines de l’art sonore, de l’installation et de la vidéo expérimentale. Archive Alexandre de Humboldt Montréal se présente comme une extrapolation, ou une réflexion-performance historique, géographique et sociale autour des voyages en Amérique que l’explorateur et naturaliste allemand cité dans le titre a faits entre la fin du 18e siècle et le début du 19e. Cette démarche n’est pas un hommage à Alexander von Humboldt, c’est plutôt une invitation à reconsidérer d’un œil critique les récits sur lesquels repose notre patrimoine scientifique et culturel.

Le parcours au centre Oboro débute avec un petit écran sur un mur vert ; on y voit une courte vidéo aux images en noir et blanc qui nous présente le Humboldt Forum, reconstruction récente d’un bâtiment érigé entre les 16e et 19e siècles (le Berliner Schloss) pour abriter le premier « post-musée international ». À travers des séquences animées image par image et des vues du bâtiment prises par drone, des sous-titres soulignent que cette institution exposera les collections archéologiques et ethnographiques d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie en possession de l’État allemand et dont plusieurs objets proviennent des voyages de Humboldt. La vidéo commence par une question : quel destin pour ces collections européennes et biens culturels dont l’origine est coloniale ?

Dans la petite salle, deux sacs de jute accrochés au mur à gauche attirent l’attention, l’un du Berliner Schloss et l’autre du Humboldt Forum, coexistant de manière anachronique. Sous ces
sacs sont disposés divers objets liés au récent bâtiment : de la documentation de colloques, des ouvrages en allemand, anglais ou espagnol, un casque de construction, des livres qui célèbrent les 250 ans des découvertes de Humboldt, articles qu’on devine glanés et collectionnés par Fabiano Kueva. À proximité repose un carnet de notes bien utilisé que l’on peut feuilleter : c’est le Journal de Berlin de l’artiste. Petit à petit, nous assemblons et découvrons les différentes pièces du casse-tête qui sont des archives aux temporalités éclatées.

Le fond de la salle est occupé par l’œuvre Self portrait on strike background (2020). Cette vidéo montre l’image d’un lit vide accompagnée de la voix d’un homme affirmant que la pratique de l’écriture peut être une menace pour la sécurité symbolique d’autrui, malgré qu’il s’agisse d’un acte apparemment banal. Dans le catalogue publié pour l’occasion, en expliquant que l’expédition narrée, éditée et publiée par les explorateurs est un dispositif biaisé de production et diffusion de la connaissance, Kueva fait le jeu de mots : « Autor/idad », venant lier les mots auteur et autorité. L’écriture est, pour lui, un acte qui peut avoir de grandes répercussions à travers le temps. Il nous invite alors à réfléchir sur la légitimité et l’autorité scientifique et intellectuelle des explorateurs.

Finalement, dans la grande salle, en son centre, un calendrier aztèque nous accueille. À sa gauche se trouvent des étagères contenant des paniers d’osier et des petites sculptures de pierre originaires d’Amérique du Sud. À sa droite, des broderies colorées illustrent des événements précis comme l’éruption du Cotopaxi, un incendie dans le Humboldt Forum, mais également les feux de forêt au Québec. S’inspirant des méthodes de collectionnement, d’annotation et de classification du voyageur, l’artiste rebâtit des archives avec des spécimens naturels et culturels actuels. Juxtaposés à ces derniers, un bon nombre de cadres de tailles et formes différentes sont accrochés au mur. Les images, qui proviennent de sources variées, comprennent des gravures populaires représentant des Autochtones, dans le style des portraits imaginés et idéalisés par les colonisateurs, une vieille carte du monde et une photographie d’un dessin d’une ancienne exposition, où l’on reconnaît le calendrier aztèque, comme celui exposé à Oboro. Tout dans cette exposition est un jeu de tension entre les archives et la réalité.

L’exposition se conclut par une autre œuvre vidéo, Todas las plantas del mundo, chapitre tiré du film Ensayo Geopoético. C’est là qu’on rencontre le personnage anachronique de Kueva, positionné dans un contexte temporel actuel, mais avec des vêtements du 17e siècle. On le voit parfois observant simplement les alentours, parfois dessinant. Le personnage se promène à travers deux jardins botaniques, l’un en France, l’autre au Pérou, mettant en avant les contrastes entre les institutions.

Archive Alexandre de Humboldt Montréal est une exposition dense, invitant à réfléchir d’une autre manière aux histoires souvent tenues pour acquises. Les récits de voyage de Humboldt ont fourni des informations essentielles pour alimenter la machine impérialiste qui considère la nature comme une réserve planétaire de capital. L’esthétisation d’objets et spécimens naturels amplifie une vision qui divise le monde en deux et dans laquelle le territoire du Sud représente un paradis naturel à conquérir et dont il faut collectionner les fruits. L’exposition incite également à réfléchir sur l’influence indirecte et la manière dont le processus muséal peut être exercé. Grâce à des méthodes de collectionnement performatives, Kueva nous encourage à reconsidérer le legs des célèbres explorateurs européens.


Gabrielle Sarthou (elle/iel) tudie la matrise en histoire de lart lUQAM et enseigne au cgep. Ses recherches, axes sur les tudes de genre, portent sur lhis- toriographie et la thorie des couleurs. Commissaire et critique dart, Sarthou aime faire le pont entre lart et les mots; ses crits se retrouvent dans plusieurs revues culturelles, telles queCiel variable, ESPACE art actuel et Vie des arts.

NOTES
1 J’ai pu retracer lorigine de cette exposition qui portait le titre Ancient Mexico et dans laquelle William Bullock prsentait des objets aztques (originaux et moulages). Elle sest tenue en 1824 dans l’Egyptian Hall de Piccadilly, Londres.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Fabiano Kueva, Archive Alexandre de Humboldt Montréal – Gabrielle Sarthou]