Francis Alÿs, Children’s Games — Stephen Horne, Dehors/Ailleurs

[Été 2024]

Dehors/Ailleurs
par Stephen Horne

Nul besoin de le comprendre, il suffit de le contempler,
d’être frappé d’émerveillement et de s’esclaffer
du rire universel de la création.
– Octavio Paz

Children’s Games (1999 – en cours), l’artiste belgo-mexicain Francis Alÿs documente la création d’un lieu par les enfants – un espace suspendu dans le temps, un endroit sanctuarisé, au sens d’un moment échappant à la banalité, un territoire « en jeu ». C’est la poesis du théâtre, dans laquelle imposture et illusion alternent avec l’espace/temps de la réalité prépondérante. Pour une raison ou une autre, au fil des quelques derniers siècles de vérité générée industriellement, nous avons oublié la primauté du théâtre (l’art) dans la fabrication du quotidien.

Alÿs a jusqu’à présent réalisé au moins trente-neuf vidéos montrant des enfants en train de jouer partout dans le monde. La série réunit un ensemble fascinant de scènes – des quartiers de la classe moyenne européenne aux venelles poussiéreuses d’Asie centrale – qui rappellent ces manières d’habiter le monde, effacées de la mémoire de bien d’entre nous. Comme les vidéos sont présentées dans un style documentaire dépouillé et reflètent une perspective mondiale, on peut supposer que le projet d’Alÿs épouse l’aspiration anthropologique d’immortaliser l’expérience en soi, en particulier la manifestation de l’enfance, aujourd’hui dévaluée dans un univers technologique.

Cependant, le point de vue d’Alÿs est dirigé vers le niveau du sol, là où le simple et le modeste nous invitent à accorder nos modes d’attention convenablement. C’est-à-dire qu’il nous suffit de prendre patience pendant que les enfants « jouent » avec notre monde. Leurs jeux nous réinstallent dans un espace de « temps libre », ne serait-ce que temporairement. Voilà quelque chose que des spécialistes tels l’historien de la culture Johan Huizinga et le psychanalyste D. W. Winnicott ont décrit comme le fondement de la créativité qui, pour l’un et l’autre, se traduit par « vitalité ».

Un exemple intéressant chez Alÿs est Children’s Game #12: Musical Chairs (2012), amusement connu dans le monde entier, ici joué à Oaxaca, au Mexique. Dans cette séance en particulier interviennent six filles et garçons et cinq chaises, mais ce qui est remarquable est la sensibilité avec laquelle la caméra s’attarde aux caractéristiques qui font de ce jeu ce qu’il est, notamment des qualités comme la spontanéité et la vitalité. Musical Chairs est absolument irrésistible, nous faisant entrer dans cette course ludique, mais tendue, pour s’approprier une chaise, les chances diminuant à chaque tour, en harmonie avec la musique syncopée, jusqu’à ce que le dernier siège soit retiré et qu’il ne reste que le sol nu. L’ici et maintenant inhérent à l’exercice, dans ce cas, se confond avec la structure réglementée des jeux en général. La position en plongée de la caméra offre une illustration efficace de l’alternance entre la liberté qu’incarne le jeu lui-même et sa relation avec les limitations que lui imposent la règle et le hasard. S’il y a dans ce rapport entre « jeu libre » et « règle » un potentiel de conflit, la vidéo montre que celui-ci ne résiste pas au dépassement qu’inspire le plaisir de s’amuser. On est en droit de penser qu’Alÿs
exprime ici une vision de l’oscillation entre créativité et art, d’une part, et notre propre place dans ce scénario, d’autre part. Que ces chaises musicales s’achèvent par le vide est
significatif ; c’est une source d’excitation immuable.

Un aspect fondamental du jeu abordé par Alÿs au début de sa carrière est la reconnaissance du rôle vital que joue l’activité sans finalité en art contemporain. Un exemple probant en est sa performance de 1997, Paradox of Praxis 1, dans laquelle il pousse un gros bloc de glace fondante à travers les rues de Mexico. Commentant l’« incohérence » de cette occupation, il déclare : « Parfois, faire quelque chose ne mène à rien ». C’est le genre de « simplification » sous forme de paradoxe qu’il emploie souvent, et qui témoigne de son aspiration jamais démentie de trouver ou inventer de nouvelles formes de rationalité abreuvées à la poétique.

Cette performance avec le bloc de glace nous « stupéfie » par son apparente inutilité et, pourtant, cette « absurdité » offre du plaisir en abondance, du type qui fait surface lorsqu’on peut s’extraire du désir d’identité, de réussite, d’« agir ». On pourrait voir cette prestation dans une optique de parenté avec ces autres disciplines artistiques que sont la danse et la musique, où force est de constater que la chanson est dans le chant.

Nombre des interventions d’Alÿs ont pour cadre l’environnement banal de la rue. Dès ses débuts, il montre un penchant pour les lieux où le rythme rapide et fluide de la technologie actuelle n’a pas effacé la dimension de texture locale – des endroits comme l’Afghanistan, le Mexique rural et la République démocratique du Congo. Dans ces régions existe un potentiel d’un « extérieur » ou d’un « ailleurs », espace transitoire et source de l’artiste pour façonner ses « fables ».

Une autre facette essentielle du travail d’Alÿs est celle de « la marche », qui prend souvent la forme de la flânerie urbaine méditative, le genre d’activité où son propre monologue intérieur s’amalgame d’intrusions imprévues surgies de l’espace public. En parcourant le monde à la recherche d’enfants en train de jouer, il trouve une grande variété d’activités physiques et mentales : une fillette sautillant sur les rues et les trottoirs (Children’s Game #23: Step on a Crack) ; des garçonnets afghans courant avec des pneus qu’ils poussent avec un bâton (Children’s Game #7: Stick and Wheels) ; un groupe d’enfants belges suivant une course d’escargots (Children’s Game #31: Slakken).

C’est dans un espace de la normalité comme ceux-ci qu’Alÿs est tombé pour la première fois sur une scène qui allait lui inspirer la série Children’s Games, une rencontre fortuite en 1999. La « rétrospective » sur celle-ci s’ouvre avec Children’s Game #1: Caracoles (1999), mettant en relief l’aspect de non-linéarité dans sa démarche ; la série débute véritablement en 2007, avec Children’s Game #2: Ricochets, filmée à Tanger. À ce moment, il aura sans doute voulu faire œuvre « historique » en constituant des archives anthropologiques de ce qu’il considérait être des traditions universelles en voie de disparaître : les amusements d’enfants et le phénomène du jeu.

Certains des jeux qu’on nous donne à voir sont bien connus, par exemple Children’s Game #10: Papalote (2011), Children’s Game #16: Hopscotch (2016) et Children’s Game #20: Leapfrog (2018), tandis que d’autres sont relativement inhabituels ou propres à l’endroit. Papalote (cerfs-volants) montre un enfant, un garçonnet afghan d’environ dix ans, aux commandes d’un cerf-volant. Il se tient bien droit, manipulant les cordes de son engin avec une concentration absolue et une précision élégante. Est-il totalement absorbé par ce qu’il fait, ou est-ce le contraire ? Faire voler son cerf-volant est ancré dans l’ici et maintenant qu’il est en train de vivre. La scène est d’une grande beauté, convoquant à la fois simplicité, réserve et
intimité. Il y a un passage, une relation fluide, entre le jouet, le vent qui le porte, et l’engagement physique de l’enfant.

L’interaction des mains est un point de mire dans nombre des vidéos. Peut-être est-ce là que pointe la question de la distinction entre jeux d’enfants et sports. Dans les jeux filmés par Alÿs jusqu’à présent, nulle trace d’agressivité ou de compétitivité au sens de celle que l’on connaît dans l’industrie sportive adulte. Cependant, certaines vidéos laissent transparaître ce qui semble avoir été des moments intenses pour les participants. Par exemple, Children’s Game #29: La roue (2021) traite d’un jeu ayant pour cadre le site d’une mine, un environnement industriel imposant avec un terril aux allures de volcan. Là, des garçons ont apporté un gros pneu de camion, qu’ils remontent en le faisant rouler dans la pente de cette véritable montagne de résidus de cobalt. Une fois qu’ils ont atteint une hauteur suffisante pour faire une bonne « descente », un des enfants se glisse à l’intérieur de la cavité de la forme circulaire, et le pneu/garçon dévale le flanc. Dans la vidéo, certaines des scènes qui immortalisent cette course folle sur la surface cahoteuse sont tournées avec une caméra embarquée dans le pneu. Une fois arrivés en bas, les joueurs recommencent tout simplement le processus, gravissant la pente avec leur bolide – le type de répétition que l’on voit également dans certaines des vidéos. Et ici aussi, comme pour le garçon dans Papalote, l’expressivité de leur visage et leur gestuelle corporelle sont formidables de vie. On perçoit clairement à quel point le jeu est une affaire sérieuse pour les enfants, sentiment sans doute amplifié par le fait qu’il est sans enjeu, pratiqué pour lui-même plutôt que dans l’espoir d’un gain quelconque. La seule finalité, ici, est le plaisir qu’il procure.

Ce que nous révèlent ces vidéos, c’est l’essence même de la vie. En partant de ce point de départ, nous n’allons pas nous améliorer grâce à des « actions » historiques conventionnelles, comme le travail, la méditation, la progression de carrière, ou autre. Le passage du monde de l’enfance à celui des adultes est analogue à celui de l’art dans ses rapports avec la sphère quotidienne des instrumentalisations. L’amusement dans ces jeux nous révèle une sorte de point culminant dans la vie, et c’est quelque chose que récréation et art ont en commun. La richesse d’être vivant parmi les autres qui émane des Children’s Games d’Alÿs offre des pistes de réflexion fort utiles quant aux inquiétudes humanistes sur l’expérience et l’incarnation comme mode d’existence en voie de se perdre.

Traduit par Frédéric Dupuy

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Francis Alÿs, Children’s Games — Stephen Horne, Dehors/Ailleurs]