Jean-Jacques Ringuette, Sombre – Méditation sur les abîmes – Karl-Gilbert Murray

[Été 2024]

par Karl-Gilbert Murray

[EXTRAIT]

Quel que soit le caractère d’une photographie créée par Jean-Jacques Ringuette, celle-ci s’adresse continûment, avec force et détermination, aux yeux qui la regardent. L’ambiance, de cons­titution onirique, conflictuelle ou surrealiste, demeure toujours, au sein de l’image, un mélange d’affects qui reflète une mythologie de la condition humaine et permet de réagir instantanément au spectacle imprévisible de la vie. Ce faisant, les photographies de Ringuette présentées au centre VU suscitent nombre de réactions à l’égard des mythes à valeur religieuse ou culturelle qui véhiculent l’héritage de récits modernes et ancestraux. Se départageant une part de conscience historique, certains récits visuels ravivent la souffrance des saints et des martyrs. D’autres raniment des rites : des crucifixions, des annonciations, des ascensions et des apparitions. D’autres encore, sous l’effet d’un illusionnisme figuré, font pénétrer, au sein de ces restitutions photographiques contemporaines, le théâtral et le scénique.

Chaque photographie exhibe une généalogie d’images rémanentes susceptible d’éveiller de nombreux sentiments ancrés dans la chair. Telle une déclaration viscérale, chacune interpelle une impression de déjà-vu et invite à se manifester Icare, Narcisse, Ganymède et Apollon. Tout comme le sens des images se déduit intuitivement plutôt que d’être tributaire d’une élucidation – par de trop nombreuses insinuations –, ce corpus visuel présentifie ce qui se donne à voir en simultané : la sensorialité et l’invisible. C’est ainsi que le morcellement des figures en image spectrale, obtenu par le mouvement rapide des modèles ou par des manipulations infographiques, métaphorise un lien affinitaire entre ces corps représentés, enfermés dans l’illusion d’un gouffre émotionnel, et ceux des personnes qui regardent.

De là, les circonstances des séances photographiques concrétisent un voyage temporel – historié – à travers lequel les modèles, de manière mystérieuse, ouvrent une brèche dans un univers familier, mais plutôt curieux. Le flou photographique – allié à la confrontation directe de l’émotion humaine – effectue un déploiement visuel du schéma actanciel dans un intervalle où la déformation des faciès se rend utile à sa dé-monstration. Dès lors naissent des « perversions optiques » dont la physionomie fantomale des modèles, insufflée de réalisme, complexifie notre rapport au monde. S’agit-il de vanités qui explicitent la brièveté de l’existence ou simplement d’une mise en image d’un processus mental qui dissocie la présence spectrale de sa forme originale ? Les modifications de l’apparaître corporel ébranlent tout autant l’identification quasi imperceptible des modèles que la spécificité du médium photographique dans sa capacité à reproduire le réel.

Les personnages expriment le désarroi d’une existence tragique et angoissante. Leur impuissance à se mouvoir, au-delà de la surface, engage une réflexion sur les manipulations esthétiques susceptibles d’éveiller notre conscience à différentes expressions sensibles : l’inquiétude, la solitude morale… Dans l’objectivation de leurs grimaces et spasmes faciaux, complétés de références à des tableaux de Jacopo Ligozzi, Jérôme Bosch ou Quentin Metsys, ils captivent par tant d’exhibitionnisme psychologique, évoquant souffrance, détresse et mélancolie.

Dénués de toute objectivité, ils maintiennent une compréhension axée sur le langage corporel qui, à travers la présentation d’états affectifs troubles, supplante l’idée qu’il s’agisse d’autoportraits. Les prises de vue saisissent divers états d’âme plutôt qu’elles n’exposent des personnalités offertes à l’examen – bien qu’elles soient intrigantes. Sur fond bloqué de voiles, chaque scène photographiée raconte les circonstances qui entourent sa constitution – interpellant parfois des images de dévotion qui, depuis la Renaissance, influencent notre connaissance du monde.

Voilà donc une série photographique constituée en un portfolio hybridé de métaphores et de citations à l’histoire de la peinture et de la photographie. D’où l’intérêt, entre autres, de l’artiste pour la chronophotographie à la Muybridge qui lui permet d’imiter, visuellement, les changements de position du corps dans l’espace – actualisés en une succession d’images –, et de personnifier l’expression physiologique du corps en mouvement. De facto, l’œuvre de Ringuette clôture un champ visuel où tout s’exerce à transcender les limites de la représentation en proposant une tentative de rapprochement avec la personne qui regarde. Dès lors, la volonté d’accentuer la gestuelle des modèles, privilégiant une mise à distance plutôt qu’une invitation à l’échange, amorce un mode alternatif de communication qui ébranle le narratif verbal au profit d’un décryptage émotionnel.

La solitude commune aux personnages, qui semble ne se manifester qu’au sein de compositions extrêmement dénudées, nous entraîne continuellement vers les abîmes de l’inconscient qui prennent racine dans l’examen de repères historiques. Ceux-ci, d’ailleurs, alimentent notre compréhension qui s’actualise tant dans la constitution que l’épuration des scénographies et qui, parfois, sous l’aspect d’une mutation, arborent une seconde peau : des carreaux argentés qui marquent formellement l’histoire de la photographie, notamment le passage de l’argentique au numérique.

L’artiste confère de l’importance à la valeur historique des images – traduite entre l’apparence et l’illusion – qu’il instruit de critères esthétiques. Cette manière d’étudier les traits moraux, intellectuels et physiques des personnages édifie leur individualité psychologique et intensifie leur sensibilité. De la même façon, les affects pathétiques, comme moyens d’expression, sont de maîtres sujets inspirants qui, se déclinant entre des assomptions mariales et des descentes d’anges rebelles, permettent à l’artiste de projeter le présent dans le passé et, inversement, d’acclimater hic et nunc le passé dans la représentation visuelle.

Critique et historien de l’art, Karl-Gilbert Murray a publié de nombreux textes, catalogues et opuscules d’exposition. À titre de commissaire, il a présenté plus d’une vingtaine d’expositions au Canada. Son champ de spécialisation, portant sur des réflexions identitaires, interroge les croisements entre les études de genre et les questions sous-jacentes aux sexualités alternatives, en particulier gaies, dans le champ des arts visuels.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Jean-Jacques Ringuette, Sombre – Méditation sur les abîmes – Karl-Gilbert Murray]