[Été 2024]
Observateur du théâtre urbain
Pierre Dessureault
[EXTRAIT]
Dans la lignée de la photographie de rue, Justin Wonnacott scrute depuis plus de trois décennies la vie des villes chez lui, au Canada, comme ailleurs. Les images que le photographe ontarien a regroupées sous le titre Figureground mettent en lumière la singularité de sa démarche, qui au fil des ans, a évolué en accord avec les transformations de la technologie.
Le chemin est long des instantanés numériques de Wonnacott qui, en notre 21e siècle, s’inscrivent dans le déluge d’images de toutes provenances saturant l’espace public, depuis la prise de vue unique et singulière de Louis Daguerre, en 1839, du boulevard du Temple à Paris, où on devine la silhouette figée d’un homme en train de faire cirer ses chaussures : son immobilité a imprégné la plaque argentée peu sensible du daguerréotype alors que l’animation de la rue a disparu, effacée par le long temps de pose. Entre Daguerre et Wonnacott, il y a eu l’invention du Leica et l’énonciation du moment décisif d’un Henri Cartier-Bresson – cette fraction de seconde où tous les éléments de la scène tombent presque miraculeusement en place pour composer une image aux proportions parfaites. Par la suite, un Harry Callahan qui, dans ses photographies aux architectures visuelles figées, fusionne les passants et l’environnement urbain dans des compositions aux limites de l’abstraction ; un Robert Frank qui saisit le fugace dans des instantanés délaissant l’exactitude de la description au profit d’une subjectivité assumée; un William Klein qui parcourt les rues de New York, Rome, Moscou ou Tokyo et qui, à grand renfort de flous, de cadrages approximatifs et de contrastes exacerbés défie la bonne photographie de son époque ; un Dave Heath qui promène son regard sur la foule en quête de visages sur lesquels se liraient les pensées et les états d’âme de passants anonymes ; un Garry Winogrand, un Lee Friedlander ou un Nathan Lyons qui sondent le paysage social dans lequel la figure humaine le dispute aux architectures oppressantes et aux publicités qui, lentement mais sûrement, colonisent l’espace public. Autant de jalons et de fractures dans une histoire qui suit inexorablement son cours.
La pratique de Wonnacott est familière de ces questionnements sur la nature et l’usage des images. À cet égard, deux ensembles de travaux produits au cours des années 1990, l’un à Berlin, l’autre à Ottawa, explorent les frontières mouvantes entre documentaire et fiction. Berlin 1990–1991 se situe à un tournant de l’histoire : la chute du Mur et la réunification des deux Allemagnes. S’éloignant des images convenues débitées par tous les médias, Wonnacott se fait, au cours de deux séjours s’échelonnant sur plusieurs mois, l’observateur de la vie des rues et du quotidien des Berlinois. Son projet se décline en deux volets : une série d’instantanés saisis au 35 mm constituant en quelque sorte des repérages qui deviendront des esquisses pour les mises en scène qu’il réalisera avec un appareil grand format dans les mêmes décors avec des acteurs payés pour leur travail. Cette fiction documentaire met en lumière le rôle de metteur en scène du fait social du photographe qui se pose en maître d’œuvre de l’image du réel produite en recréant, en la transposant, la réalité vue et en y adjoignant sa propre expérience.
Le projet portant sur la rue Somerset, à Ottawa, produit à la fin de la même décennie, est pour sa part de nature documentaire, si ce terme galvaudé veut encore dire quelque chose. Wonnacott habite le quartier : systématiquement et méthodiquement, ses vues frontales détaillent la profusion de signes hétéroclites sur les façades des petits commerces multiethniques qui caractérisent cette artère emblématique de la diversité. Sa description de la configuration des lieux et la prise en charge par l’image de ce foisonnement de cultures produit un portrait circonstancié et incarné du tissu social unique d’un quartier aux multiples visages.
« Je vois les photos de rue comme de l’histoire ou une réflexion sur soi et sur la vie privée, mais surtout comme un geste nécessaire qui ne doit pas être gaspillé ». Conscient de la responsabilité du photographe comme participant à la vie sociale de son milieu, Wonnacott diffuse dans un blogue les images qui, ainsi partagées, ouvrent un espace de dialogue citoyen. En remettant ainsi celles-ci à ses sujets, le photographe abdique sa position de démiurge pour devenir un témoin agissant, qui non seulement travaille à fixer la configuration visuelle d’un milieu qu’il fréquente assidûment et connaît depuis longtemps, mais de plus assume son engagement dans le présent d’une relation avec ses sujets. L’image devient alors un espace d’exploration et d’échange offert aux regards croisés d’une pluralité d’individus.
Avec Figureground, Wonnacott saisit à bras le corps, dans la spontanéité du geste, le grouillement de la vie urbaine dans des images qui accumulent à ras bord et dans le plus grand désordre une abondance de signes de la vie matérielle portés par un réseau complexe de lignes obliques, de perspectives précaires, d’associations incongrues et de rencontres improbables. La coupe à l’emporte-pièce dans la réalité fluide, fixée dans l’instant du regard dans lequel la vision du photographe, son savoir et son geste coïncident, devient partie de la construction de l’image qui se pose non plus comme simple reflet du réel, mais comme aboutissement d’une culture partagée par le photographe et ses sujets. L’acte spontané qui tient en partie du réflexe constitue la spécificité du travail photographique et met en lumière la capacité unique du médium de se saisir du réel dans toute sa complexité. Cette vision propre au dispositif photographique fige, une fois pour toutes sur la surface plane de l’image, la vue de l’œil mouvant dans le désordre de l’éphémère. Pas de repentir possible comme dans les arts plastiques. L’image impose en bloc une réalité qui est la sienne et qui se suffit à elle-même.
En accumulant à sa surface les signes matériels de la vie sociale et en les ordonnant selon des règles qui n’appartiennent qu’à elle, l’image se fait histoire : « Une histoire, c’est un agencement d’actions par quoi il n’y a pas simplement eu ceci ou cela à son tour, mais une configuration qui fait tenir les faits ensemble et permet de les présenter comme un tout ». Les villes de Toronto, Montréal, Ottawa, Vancouver, Tokyo et La Haye où travaille Wonnacott sont saisies du point de vue du piéton anonyme parmi les anonymes, observateur du théâtre social qui se présente à ses yeux. L’espace urbain affiche partout les mêmes publicités racoleuses. Les Nord-Américains, les Japonais ou les Néerlandais portent les mêmes vêtements de grandes marques mondialisées. Aucun signe ne vient singulariser ces lieux et les distinguer sur le plan culturel. Seul point en commun : le fantasme de la marchandise omniprésent dans l’espace urbain, qui en dit long sur les valeurs collectives.
Si les images, en cristallisant l’instant, le transforment en histoire, celles-ci s’inscrivent à leur tour dans la succession des perfectionnements techniques du médium, dans les avancées des savoirs et dans le cycle des métamorphoses des représentations de l’espace urbain. « Maintenant, toutes les photos sont en couleur, et avec le matériel moderne, je peux bouger avec un appareil photo et voir les moments plus
librement qu’avec l’équipement d’hier. L’expérience de marcher – et d’être – dans la rue est très différente de celle d’il y a 25 ou 35 ans. […] Des photos sont constamment produites par les appareils dans la rue, par les touristes, les enfants qui prennent des photos avec des téléphones portables ou par le nombre croissant de caméras de surveillance qui épient sans relâche certaines parties de nos villes pour notre propre protection. »
Figureground, Berlin 1990–1991, rue Somerset… Autant de manières de saisir la matérialité et l’historicité des cultures telles qu’elles apparaissent dans leurs productions : les signes ne sont pas des abstractions désincarnées, mais des produits tangibles de l’activité des humains qui, en imposant leur présence dans l’espace urbain, marquent celui-ci de significations. Pas de codes, pas de lois, pas de règles pour déchiffrer ces énigmes en images que cristallise un regard furtif dans un langage gestuel unique.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Justin Wonnacott, Figureground — Pierre Dessureault, Observateur du théâtre urbain]