Panorama de la photographie en France en 2023 – Bruno Chalifour

[Été 2024]

par Bruno Chalifour

[EXTRAIT]

Post-COVID-19, qu’en est-il de l’état de la photographie en France ? Ces cinq dernières années, l’État a commandé deux études dont les conclusions et recommandations tentent de proposer des solutions tout en définissant l’exception culturelle française dans ce domaine. Depuis 2022, deux points soulevés par les données collectées semblent avoir concentré les efforts publics : la visibilité des femmes photographes et les postes de responsabilité qui leur sont confiés au sein des institutions photographiques et de l’édition photographique. L’État français a aussi financé une vaste commande entre 2021 et 2024, « Radiographie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire », touchant 200 photographes. Cet article se propose d’étudier comment ce nouvel élan prend place, notamment dans les trois manifestations internationales phares en France que sont Les Rencontres d’Arles, Visa pour l’image et Paris Photo.

Depuis les années 1970, les politiques publiques en faveur de la photographie se multiplient sans se ressembler. Certes, les rapports entre le monde politique et le milieu photographique ne sont pas l’apanage de la France, mais beaucoup de grosses productions y dépendent du financement public.

La situation contemporaine en chiffres. Du printemps à l’automne, les manifestations photographiques se multiplient en France. D’après leurs chiffres publiés, les trois grands événements ont retrouvé en 2023 leur auditoire d’avant la COVID-19, voire davantage. Les Rencontres d’Arles, festival pluriel axé sur la photographie d’art, les jeunes talents, les collections et les monographies historiques, et le livre ont attiré 145 000 personnes (soit 1 500 000 visites d’exposition). Visa pour l’image, le festival international de photojournalisme basé à Perpignan, a vu sa fréquentation augmenter de 23 000 pour une moyenne de 300 000 visites d’exposition par an. Paris Photo a atteint les 65 000 entrées, un record. À ces trois événements, il faut ajouter les succès populaires d’autres manifestations plus « nationales », comme le Salon de la Photo à Paris, qui, avec près de 40 000 visiteurs en deux jours, a dépassé les chiffres de la Photokina, le défunt salon international de Cologne victime de la COVID-19, et les festivals thématiques de Montier-en-Der (45 500 visiteurs) et de La Gacilly (300 000 visiteurs, gratuit, financé par Yves Rocher), ayant pour thèmes la nature et l’environnement.

Chaque année, les photographes ont accès à plus d’une centaine de résidences et d’une autre centaine de prix, dont certains avec des montants pouvant atteindre les 30 000 euros (43 800 dollars canadiens). En 2023, les Rencontres d’Arles ont décerné quatre prix, dont deux exclusifs aux femmes. Quatre autres sont allés au livre photographique. À Perpignan, une vingtaine de récompenses ont été distribuées, trois d’entre elles attribuées à des femmes.

Cette tendance de prix réservés aux femmes remonte à une dizaine d’années et elle s’est accélérée depuis deux ans. Elle trouve son essor grâce à des partenariats entre des institutions privées et le ministère de la Culture. Paris Photo a accueilli la remise de médaille d’officier des Arts et des Lettres à sa directrice ainsi qu’à la photographe Jane Evelyn Atwood par la ministre de la Culture d’alors, Rima Abdul Malak.

Les interventions institutionnelles. Soucieux de la situation de la photographie, le ministère de la Culture a commandé deux études en trois ans. La première, en 2018, visait à réfléchir aux moyens de production et de diffusion face aux mutations engendrées par les technologies numériques. Elle s’est surtout intéressée aux domaines artistique et patrimonial. Sam Stourdzé, alors directeur des Rencontres d’Arles, en fut le rapporteur désigné par la ministre de l’époque, Françoise Nyssen. Stourdzé recommanda la création d’une institution de « faîtage » et est contacté par Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France, pour la création de l’Institut pour la photographie, doté d’un budget initial de 12 millions d’euros (17,5 millions de dollars canadiens). L’établissement ouvre ses portes à Lille en 2019 en « collaboration avec les Rencontres d’Arles », aux dépens de La Maison de la photographie, une structure fondée en 1997 dans une friche industrielle rénovée qui couvre des missions d’enseignement populaire et de diffusion, et organise le festival international Les Transphotographiques.

La deuxième étude, initiée par le ministère de la Culture en réponse à l’impact de la COVID-19 et au déclin des professions liées à la photographie, est confiée à une haute fonctionnaire, Laurence Franceschini. Son rapport, remis en décembre 2021, se penche sur les « financements de la production et de la diffusion d’œuvres photographiques ». Il se base sur des chiffres issus de diverses sources gouvernementales et associatives pour faire un état des lieux précis, à partir duquel une trentaine de mesures d’interventions publiques sont proposées. Celles-ci concernent une variété de sujets, du droit d’auteur à la représentation féminine, de l’éducation à l’image à la création photographique, du soutien aux agences et aux éditeurs à la protection et la valorisation du patrimoine. La conséquence immédiate de cette dernière étude a été le lancement, dès 2021, d’un vaste projet chapeauté par la Bibliothèque nationale de France et doté de 5,6 millions d’euros (un peu plus de 8 millions de dollars canadiens). Étalée sur deux tranches entre 2021 et 2024, cette vaste entreprise en France métropolitaine et d’outre-mer a financé 200 photographes (originellement voulus photojournalistes ou diplômés d’école d’art) à raison de 22 000 euros chacun. Les hommes ont soumis 71 % des dossiers, les femmes 29 %. Les heureux élus sont à 40 % des femmes pour 60 % d’hommes.

Un domaine qui se féminise. En 2023, les Rencontres d’Arles ont vu leur direction devenir bicéphale avec l’adjonction d’Aurélie de Lanlay au poste tenu par Christoph Wiesner. L’administration du festival, elle aussi, a été féminisée, désormais sous la responsabilité d’Agnès Bénichou, soutenue à la production des expositions par Cécile Nédélec. Toutes les deux sont aidées par des équipes essentiellement féminines.

Paris Photo a nommé deux femmes à sa tête à compter de cette 26e édition – Florence Bourgeois, à la direction, et Anna Planas, à la direction artistique. Le programme des « conversations » a accueilli 51 intervenants, dont 38 femmes et 13 hommes. Du côté des galeries, la représentation féminine dans les œuvres exposées est passée de 20 % à 36 %, toutes périodes historiques confondues (un progrès certain, la représentation masculine étant historiquement plus ample).

Les expositions phares de la Bibliothèque nationale de France en 2023 n’ont eu pour commissaires que des femmes : Épreuves de la matière a été conçue par Héloïse Conésa, et Noir et blanc, une esthétique de la photographie, par une équipe composée de Sylvie Aubenas, Héloïse Conésa, Flora Triebel et Dominique Versavel.

Automne 2023, La Maison Européenne de la Photographie a mis Viviane Sassen en tête d’affiche, secondée par les œuvres de Senta Simond et de My-Lan Hoang-Thuy. L’exposition phare au Jeu de Paume, Centre national de la photographie, a été consacrée à Julia Margaret Cameron, tout en réservant à Victor Burgin une exposition secondaire, et plutôt laconique. La Fondation Cartier-Bresson, quant à elle, avait misé sur les photographes Ruth Orkin (et son périple à bicyclette alors qu’elle n’avait que 17 ans) et Carolyn Drake.

Le livre photographique. Le soutien à l’édition photographique à Arles se distingue par le montant et la variété de ses prix (25 000 euros) : 3 catégories – photo-texte, historique et d’auteur – auxquelles il faut ajouter le Dummy Book Award de la fondation LUMA. Dans le cadre d’une collaboration avec 29 maisons d’édition (Photo Book), le festival s’est doté en 2023 de deux lieux qui ont réuni 60 éditeurs internationaux : l’École nationale supérieure de photographie et le collège St Charles.

En 2023, Paris Photo dédie deux espaces à l’édition photographique pour 35 éditeurs et 23 magazines. La foire décerne un prix du livre, en collaboration avec l’éditeur new-yorkais Aperture (10 000 euros), relayé par une exposition des livres en compétition. En bord de Seine, un « salon des refusés » de l’édition photographique a pris place sous un chapiteau et sur une péniche. Il a regroupé 80 éditeurs et librairies n’ayant pas les moyens de s’offrir Paris Photo. En réponse à cela, Paris Photo a cependant annoncé qu’avec son retour au Grand Palais en 2024 plus de place serait consacrée à l’édition photographique.

Le revers de la médaille. Cet engouement pour la photographie ne se fait pas sans difficultés. Le projet de François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles de 2000 à 2014, de transformer les vastes ateliers de la Société Nationale des Chemins de Fer en un pôle européen de l’image, ceci dans le sillage du festival et de l’École nationale supérieure de photographie, n’a jamais abouti à cause de l’abandon par les pouvoirs publics.

Les problèmes engendrés par la pandémie ont été exacerbés par des rapports souvent tendus entre l’extrême droite (élue dans les communes et conseils régionaux) et le secteur culturel, celui de la photographie en particulier. Au-delà du projet Hébel, on a assisté à la prise en charge manu militari de la galerie Le Château d’eau (Toulouse) par la municipalité, à la disparition du festival international populaire Voies Off (Arles) provoquée par la baisse des financements publics, et à la fin de l’association CéTàVOIR et de son festival documentaire ImageSingulières (Sète) pour les mêmes raisons. À Lille, Olivier Spillebout et sa Maison de la
photographie ont du mal à concurrencer le nouvel Institut de la photographie.

Des lueurs d’espoir. Le rapport Franceschini, livré à la fin de 2021, commence à produire des résultats. Au-delà du financement du projet « Radiographie de la France », la part moyenne du soutien des festivals par le ministère de la Culture a augmenté de 6 % entre 2019 et 2023. Sa distribution semble cependant déséquilibrée. Les Rencontres d’Arles reçoivent environ 76 % du budget ministériel consacré aux festivals, soit 1,2 million d’euros (1,7 million de dollars canadiens), alors que le deuxième festival le mieux soutenu, Visa pour l’image, se contente de 6 % de ce même budget, un peu moins de 400 000 euros (environ 580 000 dollars canadiens).

À Arles, les financements publics permettent la création d’expositions, l’éducation en matière de photographie (stages pour adultes tout au long de l’année, projets scolaires), le soutien à la jeune création (le prix Découvertes), l’application scrupuleuse du respect du droit d’auteur et la rétribution des exposants. Concernant la présence féminine, le festival a atteint la parité au niveau des expositions et décerne les prix Women in Motion (avec l’appui du groupe Kering) et Madame Figaro. Les Rencontres d’Arles cochent donc toutes les cases émergeant du rapport Franceschini. Du festival de photographes pour photographes qu’il était en 1970, il est devenu en 2023 une grosse machine avec un budget dépassant les 7 millions d’euros (plus de 10 millions de dollars canadiens) pour quarante-cinq expositions, trois nuits de projections au théâtre antique et une foire aux éditeurs de livres photo.

Face à ce poids lourd, Visa pour l’image a une approche qui ressemble beaucoup à celle des Rencontres d’Arles à leur création : production et auditoire ciblés, échelle humaine, gratuité des
expositions et des projections nocturnes, présence dans les quartiers populaires. Parmi les prix et bourses distribués, on en retrouve un financé en partie par le ministère de la Culture, deux autres accordés aux femmes journalistes et un nouveau dédié au livre.

Paris Photo est désormais la foire la plus importante de son genre au monde. À l’origine une copie plus ouverte du Photo Show, la célèbre foire new-yorkaise créée en 1979 par l’Association of International Photography Art Dealers (AIPAD), la manifestation parisienne a développé sa propre identité et contribué à ce que le marché ne soit pas uniquement nord-américain. Paris Photo reçoit toutes les galeries, et non seulement celles membres de l’AIPAD. En 2023, 133 galeries, 35 éditeurs et deux secteurs parallèles (dont un consacré à l’image numérique) ont contribué à attirer 65 000 personnes. Les femmes photographes y bénéficient d’une priorité d’achat de la part du Centre national des arts plastiques, antenne du ministère de la Culture vouée à l’acquisition d’œuvres, et d’une section particulière (Elles X Paris Photo dans sa cinquième édition), financée en partie par les deniers publics. Les œuvres sélectionnées affichent les goûts du marché. Au hasard des travées, on peut humer la mode (la montée en visibilité de la photographie féminine ou des archives anonymes ou non, découvertes aux puces). On y flirte aussi avec des concepts qui ne respirent pas toujours l’originalité (Love 1 de Jung Lee ne peut rivaliser avec le Bernard Faucon d’il y a 40 ans), et dont la facture laisse souvent à désirer. De fabuleux tirages y trouvent aussi leur place (La grande vague de Gustave Le Gray, les travaux de Chris Killip, d’Edward Burtynsky…). Un certain effort a été fait en 2023 pour montrer plus d’expositions monographiques qui permettent de mieux se familiariser avec les œuvres, éloignant l’accident. La plupart des découvertes dans cette édition sont venues d’Asie (de plus en plus présente), d’Amérique latine (Grete Stern) et d’Italie (Lori Sammartino, Paola Agosti).

Seul regret en 2023 : aucune des grandes manifestations, malgré quelques timides tentatives comme le secteur « Digital » de Paris Photo, n’a analysé en profondeur l’impact de l’intelligence artificielle (IA), ce, en dépit de l’avertissement donné en début d’année par Boris Eldagsen qui refusait le Sony World Photography Award qu’on lui décernait pour son image générée par l’IA, Pseudomnesia: The Electrician.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Panorama de la photographie en France en 2023 – Bruno Chalifour]