« Quand une féministe est accusée d’exagérer, c’est qu’elle est sur la bonne voie. » L’épigraphe annonce la couleur. Avec Femmes photographes. Dix ans de luttes pour sortir de l’ombre, Sylviane Van de Moortele témoigne du combat mené en France par des femmes pour remédier à l’invisibilisation de leur genre dans le milieu de la photographie. Ce « livre de photographes sans photos » relève davantage du récit que de l’essai et met en lumière les retombées majeures d’une décennie de mobilisation.
Le 6 avril 2014, une lettre ouverte est adressée à Jean-Luc Monterosso, directeur de la Maison Européenne de la Photographie (MEP). « […] Vous êtes un acteur, un promoteur incontournable de la création photographique contemporaine. Votre influence, vos responsabilités sont importantes, et c’est pourquoi nous souhaitons vous faire part de l’une de nos préoccupations. Depuis 1996, la MEP a présenté 280 expositions individuelles, et 82,5 % d’entre elles présentaient des travaux réalisés par des hommes. […] La MEP est financée à 80 % par la Ville de Paris. L’argent public ne peut continuer à servir un entre-soi d’un autre âge, à alimenter un système perpétuant une discrimination de fait qui n’a pas de justification rationnelle. »
Signée Vincent David et publiée par le blogue Atlantes Cariatides, la missive fait mouche. Un dialogue s’engage avec Jean-Luc Monterosso. Le sujet devient incontournable dans les vernissages, où l’on invoque un Vincent David capable de porter le débat avec mesure et éloquence sans verser dans le clivage.
Dans le sillon de la lettre ouverte, la photographe Marie Docher est invitée par Jean-Luc Monterosso à organiser une table ronde. Ni vues, ni connues ? Comment les femmes font carrière (ou pas) en photographie se tient à la MEP le 28 octobre 2015. Le jour même, peu avant l’événement, Marie Docher révèle à Jean-Luc Monterosso – avec qui elle collabore depuis des mois – que Vincent David et elle ne font qu’un.
Au-delà du coup d’éclat, la table ronde constitue un point de bascule. La rencontre, qualifiée plus tard par Jean-Luc Monterosso de « percée de l’impensé », amène les domaines de l’enseignement, de la sociologie et de la diffusion à prendre la mesure de l’inconscient collectif perpétuant l’invisibilisation des femmes photographes. S’ensuit une décennie d’efforts jalonnée d’avancées remarquables, racontée ici par Sylviane Van de Moortele.
Photographe, autrice et militante, Marie Docher est engagée sur plusieurs fronts vers un même objectif : une juste représentation des femmes dans la photographie. Elle lance le blogue Atlantes Cariatides en 2014 afin de créer un espace de conversation. Mue par l’intuition que les hommes lisent peu les femmes (ce que corrobore un sondage Goodreads repris par The Guardian la même année), elle se dissimule derrière un pseudonyme masculin.
En 2015, elle approche Sylviane Van de Moortele (écrivaine, biographe et cofondatrice de la Villa Pérochon – Centre d’art contemporain photographique à Niort) à propos d’un événement organisé par le centre et faisant la part belle aux femmes photographes. En 2021, Marie Docher demande à l’écrivaine de mettre en récit cette lutte où elle a été rejointe par d’autres au fil des années.
Sylviane Van de Moortele livre un récit étayé par les témoignages de douze personnalités particulièrement concernées par les enjeux en question. Dix femmes et deux hommes (artistes, gens de festivals, commissaires, chercheuses, fonctionnaires du ministère de la Culture) ont accepté de s’entretenir avec l’écrivaine, qui souligne que la prépondérance féminine ne relève pas tant d’un choix délibéré que du refus (ou du silence) de certains hommes approchés de prendre part au récit.
À raison d’un chapitre par an de 2014 à 2022 (ainsi qu’un autre consacré aux prémices de la lutte entre 2009 et 2013), la biographe expose les victoires successives et les embûches rencontrées en cours de route. La lutte résonne rapidement au-delà du milieu de la photographie et Sylviane Van de Moortele met en lumière les intrications entre cercles artistiques, militants, universitaires et politiques. Un réseau se tisse et des retombées concrètes adviennent. On voit poindre des magazines et des festivals mettant l’accent sur les femmes photographes, mais aussi des associations vouées à leur visibilité. Le mouvement retentit jusqu’au ministère de la Culture, où la feuille de route Égalité du gouvernement français est portée par une haute fonctionnaire particulièrement sensible à la cause.
En 2017, la revue Fisheye publie le hors-série Femmes photographes, une sous-exposition manifeste, accompagné de huit revendications et d’un manifeste endossé par quelque 800 signataires.
En 2018, le site Visuelles.art propose une série d’entretiens filmés pour traiter de questions telles que « pourquoi le genre est important, si seul le talent compte ? », « est-ce qu’exposer plus de femmes se fait au détriment de la qualité ? » ou encore « pourquoi y a-t-il aussi peu de femmes en histoire de l’art ? ». Pour pousser la visibilité de cette nouvelle plateforme qu’elle orchestre, Marie Docher distribue des tracts aux Rencontres de la photographie d’Arles. « Cette année encore, il y a 80 % d’hommes exposés et nous à Visuelles.art, nous vous expliquons pourquoi ». Sam Stourdzé, directeur du festival, rétorque : « vous nuisez au festival et vous ne savez pas compter ». Effectivement, leurs chiffres respectifs divergent. Marie Docher a considéré les expositions collectives, pas Sam Stourdzé.
Deux mois plus tard, le quotidien Libération publie une lettre interpellant le directeur, appuyée par 500 personnalités internationales et signée par le collectif La Part des femmes. Marie Docher est la porte-parole de ce collectif nouvellement constitué.
En 2020, la lutte s’étend au photojournalisme. La Part des femmes répertorie les photographies publiées par les quotidiens nationaux en France et conclut que 92 % des images sont réalisées par des hommes. D’un exemple à l’autre, le récit met en évidence la force de frappe de Marie Docher et de sa cohorte. La photographe avait commencé par « compter pour que les femmes comptent », en 2014, parce que certaines parmi ses collègues doutaient de la surreprésentation des hommes dans leur milieu. En 2019, Marion Hislen (déléguée à la photographie au ministère de la Culture) lui confie le mandat de mettre à jour ses données. L’exercice démontre une progression. La publication de 50 ans de photographie française, de 1970 à nos jours par Michel Poivert (2019), mentionne plus de 40 % de femmes. Un « changement de paradigme dans l’histoire de la photographie », estime Marie Docher.
La programmation 2019 des Rencontres d’Arles se targue d’une quasiparité. Marie Docher manifeste son émotion dans une lettre ouverte à Sam Stourdzé l’année suivante, alors qu’il quitte la direction du festival. « En 2019, ton programme était paritaire pour les expos individuelles et tu montrais qu’un festival égalitaire ne perdait rien en qualité […]. J’ai reçu ton programme hier soir […]. Je vais être sincère […] mais plus intime, parce que l’intime est politique. J’ai ressenti de la joie, j’ai dansé, j’ai pleuré. J’ai encore des larmes d’émotion. Ce programme est riche, divers et signe un changement radical. J’espère qu’il servira d’exemple. »
« L’histoire a été écrite par des hommes, avec un regard masculin occultant les femmes, entraînant silence et oubli. L’idée de les réintroduire dans la trame historique n’est pas seulement le fait d’une démarche féministe. C’est d’abord et surtout une revendication de vérité. » Sylviane Van de Moortele invoque l’historienne et militante féministe Michelle Perrot et élargit le propos à d’autres sphères. L’invisibilisation des femmes et les inégalités ne sont pas l’apanage du monde de la photographie, et la portée des actions menées au fil de cette décennie dépasse ses frontières.
« Il y a deux choses que ce travail aura faites, c’est de poser le problème et de faire en sorte que plus personne, aucun commissaire ne peut se dispenser maintenant de penser à cela, de se poser ces questions », estime Marie Docher à qui l’autrice laisse les derniers mots.
Une lutte féconde, pas achevée pour autant. Les obstacles rencontrés par les femmes âgées de 40 ans et plus (plus elles avancent dans la profession de photographe, plus elles s’évaporent), ou l’absence de femmes dans les écoles de photographie et la perpétuation du sentiment d’illégitimité qui en découle (en conséquence de quoi nombre de femmes optent pour des carrières périphériques – commissaires, critiques, scénographes…) sont des exemples parmi d’autres.
Le récit de Sylviane Van de Moortele fait honneur à cette lutte. Il donne aussi un élan à celles et ceux qui voudraient s’y inscrire, parce qu’en condensant en cent-cinquante pages dix années d’efforts fructueux, il permet de prendre la mesure du champ des possibles.