[Automne 1990]
par Émile Boudreau
Syndicaliste
C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras le pain…
– La Genèse… du travail
Je suis né en décembre 1915. Comme tous ceux qui ont vu le jour à cette époque, j’étais prédestiné… à atteindre le marché du travail en plein milieu de la dépression de 29-39 : la Crise, puisqu’il faut l’appeler par son nom! Car dans l’temps, on arrivait sur le marché du travail dès l’âge de 13 ou 14 ans, et même plus jeune parfois. Pour ma part et par un concours de circonstances dont je ne me souviens pas très bien, je fus un des privilégiés. On me laissa poursuivre mes études et je ne quittai l’école qu’après ma huitième année, à l’âge de 16 ans. Ma mère avait rêvé grand pour moi. Elle m’avait dit, en venant me conduire à la petite école, qu’elle voulait que je devienne instruit afin de ne pas avoir à travailler pour gagner ma vie…
J’avais 5 ans en fait lorsque ma famille émigra à La Tuque parce qu’il n’y avait pas d’ouvrage au Nouveau- Brunswick. L’accent acadien dont mes parents ne parvinrent jamais à se départir faisait de nous une minorité audible, sujet aux moqueries de nos concitoyens. Mais à La Tuque au moins, il y avait de l’ouvrage et cela valait bien d’essuyer quelques quolibets.
J’étais très jeune lorsque j’ai réalisé la nécessité de « gagner son pain à la sueur de son front » comme on nous l’enseignait au catéchisme. Nous étions neuf à table. Papa était illettré, ne sachant ni lire ni écrire, mais il connaissait bien la loi du travail. Tous les jours, beau temps, mauvais temps, il partait pour la shop, la papeterie des Brown. Il travaillait sur les shift. Et quand il était de nuit, maman qui, elle, « faisait des lavages », veillait à ce que nous ne fassions pas de bruit dans la maison, parce que « papa faut qu’y dorme… parce qu’il travaille pour gagner notre vie ». Et quand il travaillait de jour, il revenait chez nous autour de 5h00. Je me rappelle que je surveillais son apparition à l’autre bout de la rue Tessier et que je courais à sa rencontre pour porter sa boîte-à-lunch. Ainsi je me sentais déjà associé au monde du travail.
Je quittai donc l’école à l’été 1932. J’allais enfin pouvoir travailler. Hélas, il n’y avait pas d’ouvrage. Heureusement, mon père m’avait initié au métier de trappeur, ce qui me permit de gagner ma vie pendant quelques années. À peu près à cette époque survint la grande catastrophe. La shop se mit à tourner au ralenti. Deux jours d’ouvrage par semaine. Mon père décida alors d’aller voir dans le nord de l’Ontario, dans le bout de Kapuskasing où nous avions de la parenté. Il revint quelques semaines plus tard et « pas question de déménager », les gens crevaient de faim là-bas! Et quand il perdit lui-même sa job à la shop, il ne nous resta plus que le « secours direct » pour vivre… Onze piastres par semaine… et ça, moyennant 4 jours d’ouvrage à la Ville où mon idole de père était maintenant devenu éboueur.
Vers 1934, les activités ayant quelque peu repris à la shop, et comme on n’embauchait pas des vieux de 53 ans comme mon père, je décidai d’aller offrir mes services pour devenir soutien de famille. Je me rendis donc à l’office des Brown et après avoir poireauté pendant plus de deux heures dans la salle d’attente, je fus enfin admis dans le bureau du gérant du personnel.
Il s’appelait Jeff Hayes et il refusait de parler français. Pour augmenter mes chances, j’avais pratiqué, en anglais, un argument que je croyais convaincant. Je baragouinai donc ma demande d’emploi en prenant soin d’ajouter « my father worked fourteen years here… ». Du haut de sa majesté, Jeff Hayes me toisa et me jeta « Did we pay him? ». Je balbutiai un « yes » résigné et Jeff Hayes me dit, en m’indiquant la porte : « Then we don’t owe him a goddamn cent. Get the hell out of here! »
Vers la fin d’août 1935, je parvins à me faire engager à la gap, les installations de triage des billots sur la rivière Saint-Maurice en amont de la papeterie des Brown. Onze heures de travail harassant, sept jours par semaine, une piastre par jour « pi-nourri ». Le pactole! Mais c’était la fin des opérations proprement dites. Il fallait faire la sweep, c’est-à-dire remettre à flot les billes de bois accumulées sur les rives. Je n’y connaissais rien, n’ayant jamais fait le métier de draveur. Le foreman Jos Dufresne me congédia et je l’engueulai comme du poisson pourri. Le 17 septembre, j’eus la bonne fortune de me faire embaucher par un jobbeur pour monter dans les chantiers à Sanmaur au salaire de 18 $ par mois… qui fut porté à 30 $ par mois au cours de l’hiver, rétroactivement s’il vous plaît, grâce à un décret gouvernemental.
Je ne redescendis du chantier que le 27 mars. Tout l’hiver, j’avais envoyé 10 $ par mois chez-nous. Au printemps, j’avais un beau 120 $. Je gardai 25 $ pour m’acheter quelques pièces de vêtement et pour mes folles dépenses et je remis le reste à ma mère.
Les opérations à la gap recommençaient vers la fin d’avril. Comme j’étais un « vieux de l’année passée », je fus embauché immédiatement. Mais le malheur voulut que dès ma troisième journée, je me retrouvai dans l’équipe de Jos Dufresne. Dès qu’il m’aperçut, il me cria : « Aïe, toué, là, l’jeune… prends l‘boom! » Pas besoin de dessin. Le boom, c’était l’estacade qui conduisait au bureau de la Brown où on allait chercher notre paie. Mon été était « foqué ».
J’étais désespéré. J’ai très sérieusement songé à assassiner Jos Dufresne. Heureusement, un ami de la famille, qui était « monté colon en Abitibi », vint nous visiter à La Tuque et il m’offrit pour 2 $ un « billet de faveur » qui me permettait de l’accompagner à son retour en pays de colonisation. C’était le salut! Il y avait de l’ouvrage dans les chemins à 1,60 $ par jour, et le gouvernement donnait des primes pour défricher. De l’ouvrage! Sur ma recommandation, toute la famille vint s’installer en pays de colonisation dans le cadre de la vaste opération du « retour à la terre ».
« Onze heures de travail harassant, sept Jours par semaine, une piastre par Jour-pi-nourri». Le Pactole! »
Le travail dans les chemins, payé six mois plus tard, le défrichage pour la prime, qu’on nous versait un an plus tard… On ne voyait jamais d’argent. On vendait nos « temps » pour de la marchandise au magasin du village. Lorsque nos chèques arrivaient, on n’avait plus qu’à les endosser! L’hiver, c’était le travail en forêt. J’avais acheté des chevaux. À crédit, bien sûr. Tout ce qu’on faisait, c’était en fonction d’avoir de l’ouvrage. Avec des chevaux j’avais plus de chance d’en avoir, surtout que je pouvais jobber des coupes de bois sur les lots des colons qui étaient encore plus pauvres que moi
Au printemps 1944, le travail en forêt devenant de plus en plus aléatoire et mes charges de famille augmentant (je m’étais marié en 1942, nous avions un enfant et nous en attendions un deuxième), je demandai et obtins une job à la mine Normétal. Je m’étais pourtant bien juré de ne jamais descendre « en dessous de la terre ». Mais ça payait 53¢ l’heure et on était payé aux deux semaines! J’étais devenu « travailleur industriel ». Le syndicalisme faisait son apparition. Je n’y connaissais rien, mais j’y plongeai tête baissée. Devenu permanent en 1951, un peu par accident, j’y ai consacré 33 ans de ma vie.
À l’époque, le terme « permanent » n’était pas utilisé. J’étais « organisateur ». Si on nous demandait d’aller « organiser » des travailleurs quelque part, on ne posait pas de questions : on y allait.
C’était encore de l’ouvrage, un travail exigeant surtout pour ma famille dont il me séparait pendant de longues périodes. D’abord à Rouyn et à Val d’Or alors que la famille demeurait à Normétal. À l’été 1952, la famille déménage à Val d’Or, mais en 1953 je fus « assigné » pour aller organiser en Gaspésie et sur la Côte-Nord. Ce n’est qu’à l’été 1954 que la famille déménagera à Sept-îles, mais les exigences de l’« organisation » m’en séparaient constamment : organisation et service à Havre St-Pierre ; organisation suivie de la grève à Murdochville en 57, le procès à Québec, etc.
En 1958, retour à Montréal avec la famille, mais dès 1959 je suis nommé coordinateur régional dans le Nord-Ouest québécois. On déménage! En 1961, re-retour à Montréal comme adjoint au directeur. On déménage! La famille ne me suivait que cinq ou six moins après chaque « nomination », préférablement pendant les vacances afin de ne pas trop déranger les années scolaires des enfants. J’étais séparé de ma famille pour des périodes de trois, quatre ou cinq mois à la fois. Nous avions six enfants mais je les connaissais à peine. C’est ma femme qui s’en occupait. Moi, je « gagnais la vie de la famille ».
La période la plus pénible fut celle de 1964 à 1969. Après la lutte à la direction au sein du Syndicat des Métallos, le directeur Jean Gérin-Lajoie m’avait assigné à la réorganisation de notre syndicat sur la Côte-Nord. Une affaire de six mois au maximum, me dit-il. J’acceptai à la condition de ne pas avoir à déménager ma famille une fois de plus. La réorganisation dura quatre ans! Je venais chez nous pour quelques jours tous les deux ou trois mois. Lorsqu’elle me voyait arriver pour une visite à la maison, ma petite fille de 8 ans en était venue à me demander quand je repartirais!
Malgré tout, c’était un travail que j’aimais parce qu’il me procurait, en plus du pain quotidien pour moi et les miens, l’impression d’apporter une modeste contribution à l’avancement de la cause des travailleurs.
Une réflexion philosophique sur le travail? J’en suis incapable. Lorsque je revois ma vie, je considère que, pour moi, le travail a été une sorte de fatalité à laquelle il m’a fallu me soumettre, qui m’a rendu parfois heureux, parfois malheureux, mais qui, si on fait abstraction de l’engagement syndical, n’était qu’un moyen de « gagner ma vie ».
Choisir un travail en fonction de mes goûts et de mes aspirations? Connais pas! Mon engagement syndical et social ne fut qu’un providentiel accident. J’ai été chanceux. C’est tout.