La blessure – Hélène Pedneault

[Printemps 1991]

par Hélène Pedneault

Son grand-père était aveugle, déjà. Sur ses yeux, il y avait de la peau en trop. Quand il venait en visite chez sa fille, la mère de la petite lui mettait une corde, de son lit à la toilette, de jour et de nuit.

Il y avait tant de nouveaux pièges, même pour aller pisser. La petite fille était fière d’avoir un grand-père si différent, fière de cette corde qui traversait le grand corridor de l’appartement et entrait dans la chambre où le petit homme avec une grosse moustache blanche dormait dans sa nuit. C’était comme un jeu en vrai. Elle en parlait dehors à ses amies, et le jeu devenait une légende. La petite fille aimait que des mots simple comme « grand-père » et « corde » se changent en mystères dans les oreilles des autres. En réalité, la corde était une liane amie dans une jungle menaçante pleine de fauves assassins à la gueule ouverte. Les cannibales avaient creusé de terribles fosses avec des pieux pointus enduits de curare au fond. Mais rien n’y paraissait puisqu’ils avaient mis des branches et des grandes feuilles de palmiers sur le trou pour que les proies croient le sentier sans danger. La petite fille y croyait dur comme fer. Mais elle ne parlait jamais de la jungle et des pièges à ses amies pour ne pas jeter de l’effroi additionnel sur un mystère, qui en contient déjà sa part.

Le petit homme ne parlait pas du tout la même langue, déjà. Aussi bien dire qu’il était muet et que les autres étaient sourds puisqu’il ne se faisait pas tellement comprendre. Ajouter une langue incompréhensible à la corde et à la peau sur les yeux aurait été trop pour ses amies de la rue Montfort. La petite fille a appris jeune à disséminer les informations qu’elle possède. Elle saupoudre seulement quand ça manque de sel et de poivre. Jamais autrement. Par exemple, elle cache à tout le monde qu’elle est née d’une blessure et que la blessure ne s’est jamais cicatrisée. On peut vivre quand même. Des pays entiers sont construits sur des failles géologiques. La petite fille se voit accrochée aux parois de la blessure qui s’éloignent lentement l’une de l’autre, comme aux Etats-Unis où une faille célèbre déchire la Californie, et personne ne lui lance une corde. Les autres croient que ses doigts sont des serres serties de griffes acérées et qu’elle peut tenir ainsi seule, facilement, jusqu’à sa mort. S’ils lui lancent une corde, ils croient qu’elle va aussitôt venir les lacérer en lambeaux. La petite fille aime les légendes, mais ne supporte pas d’y être enfermée. Les autres attendent qu’elle tombe de haut avec une petite lueur vive dans les yeux comme au cirque. La petite fille n’est pas responsable de leurs croyances. Oiseau de proie ou acrobate, ils ne savent pas qu’elle est en train de mourir.

Son grand-père a fait ça avant elle, mourir. Elle avait neuf ans. Jusque là, elle n’avait en tête que de drôles d’images tendres sur son grand-père. Il y avait sa moustache blanche toujours auréolée d’orange parce qu’il mangeait des pâtes sans voir la sauce qui l’éclaboussait. Il y avait sa voix de terre sèche où l’excès de soleil dur avait fait pousser des roches qui déboulaient en avalanche dans sa langue bizarre. Il y avait ses pantalons trop grands tenus par des bretelles trop larges sur un maillot de corps à boutons d’où dépassaient quelques poils blancs. Une image de pantoufles qui frottent le plancher lui revient aussi, avec ce geste qu’il avait de tendre ses mains aveugles devant lui pour prendre dans ses bras la petite fille ou une de ses sœurs qui couraient dans la cuisine autour de la chaise berceuse qui était sa résidence principale. Il les berçait en leur racontant des histoires qu’elles ne comprenaient pas mais qui les faisaient rire parce qu’elles ne les comprenaient pas. Il les touchait au visage pour les reconnaître mais il ne voyait pas toujours bien et les petites filles riaient encore plus. Le grand-père touchait comme s’il était resté un enfant. Il riait aussi, en sortant des tréfonds de sa poche une vieille piasse toute froissée qu’il cachait comme un secret dans la main des petites filles. Elle se souvient bien qu’il riait, d’un rire aussi râpé que sa voix, et qu’il parlait fort au téléphone avec ses amis qui parlaient comme lui. La petite fille ne sait pas que ses images bien en chair peuvent devenir aisément des souvenirs boiteux. Elle ne connaît pas la mort.

Ce juillet-là il fait très chaud. Un soleil dur et blanc répand sa lave de métal brûlant. Les gens suivent l’ombre à mesure qu’elle bouge, immobiles et dociles. Un temps de soif et de silence accablé. La petite fille arrive en autobus chez son grand-père. Cette fois on est partis très vite en oubliant des choses et on vient voir le grand-père qui est mort. La petite fille n’a aucune image disponible sur cette nouvelle chose qui vient d’arriver à son grand-père. Elle attend de voir.

La première chose, c’est un matelas sans draps, debout, couvert de sang, dans la cour, dehors. Ils n’auraient jamais dû le mettre là. La chaleur attire toutes les mouches du village. Ce n’est pas hygiénique. La chaleur empêche la petite fille de chasser l’image du matelas qui devient elle-même une mouche collante. Elle devine que ça doit être le matelas de son grand-père, mais pourquoi l’ont-ils mis aux vidanges. Il faut bien qu’il dorme. Il lui reste sa chaise berceuse où il faisait déjà sa sieste l’après-midi. Peut-être qu’ils lui ont acheté un matelas neuf parce que quelqu’un a répandu du sang dessus sans le faire exprès. La petite fille manque d’air. Son cœur lui fait mal. La chaleur sans doute. Elle tient la main de quelqu’un. Elle ne sait plus si c’est la main de sa tante, de sa mère ou de son père. Ils entrent dans la maison mais le grand-père n’est pas là. C’est la première fois qu’il n’est pas là quand elle arrive en autobus. Elle n’ose pas demander où il est, ni pourquoi il y a du sang sur le matelas, dehors. Elle fait comme si elle n’avait rien vu, ça marche tout à coup. Tout le monde sait combien elle est distraite, toujours le nez dans un livre. On ne s’occupe pas d’elle.

Le film saute comme dans le vieux projecteur de son père où vivaient Abbott et Costello. Les souvenirs collés restent pris dans le mécanisme. La chaleur sans doute. L’image d’après, elle est dans un drôle d’endroit plein de gens avec du tapis qui étouffe les bruits. Le tapis ne sert pas à grand chose, les gens parlent tout bas. C’est ça le plus angoissant. Dans sa famille, d’habitude, tout le monde parle aussi fort que le grand-père au téléphone. On lui dit que son grand-père est là. Mais pourquoi tout le monde est-il venu en même temps. Il y a trop de monde et la petite fille est trop petite. Elle ne voit son grand-père nulle part. Où peut-il bien être. Est-ce qu’on lui a mis une corde dans ce nouvel endroit pour qu’il puisse trouver la toilette. Quelqu’un y a-t-il pensé. Ils parlent tout bas, mais ils sont bien agités. Ils ont pu oublier la corde : un détail pour eux, une main amie pour lui. C’est ça, ils ont oublié la corde et sa mère vient de s’en rendre compte. Elle pleure.

Entre les jambes des gens, la petite fille voit une boîte avec quelqu’un dedans. Elle est curieuse. Elle voit un vieil homme au visage maigre, les yeux fermés et les mains jointes sur son bel habit noir. Il prie. Elle n’a jamais vu quelqu’un prier autant. Sur la boîte, il y a une belle photo de son grand-père. Elle regarde le visage de l’homme. Elle regarde la photo. Elle regarde le visage de l’homme qui n’a pas de moustache blanche avec du jaune orange. Heureusement, c’est un autre. Elle regarde la photo. Son grand-père n’a jamais besoin de fermer ses yeux puisqu’il est aveugle. S’il dormait là, il aurait les yeux ouverts. Elle regarde le visage de l’homme. C’est un autre, mais qui.

–  Regarde comme il est beau grand-papa, dit sa mère. Il est au ciel maintenant.

Grand-papa. Si sa mère se trompe autant, c’est qu’il doit être arrivé quelque chose de grave. Sa mère ne se trompe jamais. Son grand-père ne peut pas être reparti dans son pays sans elle.

–  Mais ils n’auraient pas dû lui couper sa moustache, ajoute sa mère qui a toujours raison.

Le temps a dû s’arrêter en cours de route parce que la petite fille ne le trouve plus. Ils ont déménagé la boîte en auto noire. Peut-être qu’ils sont rendus dans le pays où est né son grand-père. Elle est seule, sans temps, au bord du trou qui a l’air d’attendre que le prêtre finisse de parler en latin pour avaler la boîte. Il y a de grosses strappes autour de la boîte, qui ressemble à la strappe de cuir épais qui sert à aiguiser le rasoir de son grand-père. Aux quatre coins, il y a des poteaux en or massif qui luisent au soleil. Elle n’avait pas vu la grosse motte de terre à côté du trou. Il y a un gros arbre pas loin du trou et il fait terriblement chaud. La petite fille ne sent strictement rien sauf le froid qui vient du fond de la terre qu’ils ont creusée. Ils ont creusé trop creux et ils sont arrivés à la glace. Elle frissonne. Elle doit être trop proche du trou. Ils ont fermé le couvercle de la boîte et elle se demande seulement s’ils n’auraient pas oublié son grand-père dedans, sans corde.

Le prêtre a fini de parler et de jeter de l’eau sur la boîte. Le silence flotte en brume lourde et collante, un oiseau crie. Un homme tourne une poignée qui grince aussi fort que l’oiseau pendant que les strappes enfoncent la boîte dans le trou. Des notes suraiguës crèvent le tympan. Personne ne bouge pourtant. Personne ne fait cesser ce bruit d’ongle sur tableau noir. Ils ne vont pas laisser faire ça. Elle remarque soudain une pelle dans la motte de terre. Ils ne vont pas laisser enterrer la boîte avec son grand-père dedans. Ils sont fous. Et lui qui se laisse faire. La petite fille va sauver son grand-père.

– Grand-papa, réveille-toi ! Viens-t’en…

La petite fille veut se jeter dans le trou. Quelqu’un la saisit. Elle se battra jusqu’à ce que le bruit cesse, jusqu’à ce que grand-papa revienne du trou. Ses cris de mort lacèrent en lambeaux tous les gens en noir. Elle ne savait pas qu’elle avait aussi long de cri en elle. Elle hurle à la mort qu’elle ne peut pas griffer parce qu’elle ne sait pas où elle est ni à quoi elle ressemble. De son grand-père, il ne lui reste que l’image d’un vieil homme épuisé aux joues creuses, imprimée sur un matelas inondé de sang et de mouches. Elle ne voit plus que ça. La photo s’imprime à vif sur sa rétine comme une peau en trop. Elle ne voit plus. Son oiseau de proie ouvre son bec coupant, les serres agrippées à la boîte fermée. On vient de lui voler son petit.

Quelqu’un traîne la petite fille loin du trou et l’assoit dans une voiture vide en attendant les autres. On dirait qu’elle pleure d’avance toute la vie qui s’en vient.

J’écris pour ne pas que les parois de la blessure de la petite fille se referment sur elle sans qu’elle ait eu le temps de vivre. Une pièce inachevée traîne. Deux personnages sont sur le devant d’une scène. (Deux femmes / deux hommes / ou un homme et une femme). Derrière eux, un couloir de lumière fend la scène en deux, en largeur, illuminant une corde tendue de part en part. Les deux personnages parlent de tout et de rien. Ils se plaisent, c’est tout. Un viel homme avec une moustache blanche, petit, traverse la scène doucement. Il porte des pantalons trop larges retenus par des bretelles d’un modèle ancien sur un maillot de corps à boutons comme nos grands-pères en portaient. Il marche à petits pas, avec précaution, en se traînant les pieds. Il porte des pantoufles de cuir usé. Un des personnages sursaute et se retourne en l’entendant passer, un peu effrayé.

–  L’un(e) : Qu’est-ce que c’est ?
–  L’autre : (Sur un ton très calme) C’est rien. Juste un aveugle qui s’en va pisser.