Préface : Prélude triste – Robert Favreau

[Printemps 1991]

par Robert Favreau

Un poète est un monde enfermé dans un homme.
— Victor Hugo

Quelles lois!? Il n’y a pas de lois : je peux tout faire! Ce sont les mots et les sons qui engendrent l’émotion! Je ne cherche pas à faire comprendre quelque chose… Si le sens vous échappe, c’est que ce n’est pas de ce sens-là qu’il s’agit. Je ne cherche rien… je veux arriver à transposer en vers des sons… des rythmes!! Vous vous rendez compte de ce que cochent les mots…!? 1

Or, j’ai la vision d’ombres sanguinolentes
et de chevaux fougueux piaffants,
et c’est comme des cris de gueux, hoquets d’enfants,
râles d’expirations lentes.

D’où me viennent, dis-moi,
tous les ouragans rauques,
rages de fifre ou de tambour?
On dirait des dragons en galopade au bourg,
avec des casques flambant glauques…2

Je suis mal-né ; au mauvais endroit, au mauvais moment. Du mauvais bord de l’Atlantique, quoi. Arthur et Charles se sont autorisés des frasques bien pires que les miennes et on ne les a pas enfermés pour autant. On n’accoste pas à Montréal, on y échoue…

C’est le règne du rire amer et de la rage
de se savoir poète et l’objet du mépris,
de se savoir un coeur et de n’être compris
que par le clair de lune et les grands soirs d’orage!

Bon, d’accord! J’étais sans travail et sans le sou. J’avais quitté le collège à 16 ans, après avoir triplé ma Syntaxe. Il n’y a ni honte ni honneur à cela : ce qu’on y enseignait ne m’intéressait pas, voilà tout. Baudelaire ne rime pas avec grammaire. Évidence que mon père n’a jamais pu comprendre.

Entre nous, c’était le conflit ouvert, et comme j’éprouvais d’étranges tendresses pour ma mère, cela n’arrangea rien. Il me coupa les vivres et me jeta dehors.

Maintenant oh! combien je suis mélancolique
Et comme les ennuis m’ont fait des joujoux noirs!

Je m’en vais sans personne et j’erre dans les soirs
Et les jours, on m’a dit : Va. Je vais sans réplique.

J’ai la douceur, j’ai la tristesse et je suis seul
Et le monde est pour moi comme quelque linceul
Immense d’où soudain par des causes étranges

J’aurai surgi mal mort dans un vertige fou
Pour murmurer tout bas des musiques aux Anges
Pour après m’en aller puis mourir dans mon trou. 2

Les jupes de ma mère étaient chaudes, et sa musique d’une douce mélancolie. J’étais mal préparé à ces nuits froides et ces ruelles portuaires qui me réservaient parfois de bien mauvaises surprises. On me dit que ça n’a pas tellement changé depuis : que vos allées du Parc Lafontaine ne sont guère plus accueilllantes, la nuit, que mes ruelles d’antan et que ça et là y rôdent des âmes en peine, sans foyer, que l’école, pas plus que moi, n’a su retenir. On me dit même qu’elles y sont si nombreuses qu’il suffit de secouer les arbres pour qu’elles tombent à la volée(!)

Errance. Mon corps suscite la convoitise, mes mots — l’opprobre. Mon âme est noire : Où vis-je? où vais-je? Tous ses espoirs gisent gelés… On s’entête à me parler de sens alors que c’est de musique qu’il s’agit. On voudrait m’imposer des règles alors que je suis en quête de liberté. Rien n’interdit d’inventer des mots!! On voudrait que j’apprenne les bases alors que je vole déjà vers les sommets. Prends garde, Icare, d’y brûler tes ailes!

Je m’enfonce et m’enlise dans maints dialogues de sourds. Les âmes bien nées savent d’instinct où s’arrêter. Pas moi. Je vois alors, sur leur visage, s’esquisser mon destin ombrageux, leurs yeux glauques vengeurs appelant ma chute prochaine.
Alors, JE PLAQUE!

… lentement les doigts de mes névrosés, chargés
des anneaux noirs de mes dégoûts mondains
sur le sombre clavier de la vie et des choses. 2

Au début, je n’inquiétais personne ; j’étais naïf et poli. Plus tard, j’en intriguai quelques-uns : ma différence égayait leur ennui.
Vint le temps où j’agaçai : la raie obscure de mon prisme menaçait leur éclat. Jusqu’au jour où j’ébranlai leur cénacle — constitué d’esprits dilettantes qui s’adonnaient à la poésie comme d’autres au macramé, un noeud par-ci, une rime par-là.

Alors on m’enferma, retournant le piège des mots contre moi. Ces mots chargés tels névrose, folie, détresse et tous autres que j’avais inventés comme autant de gages de liberté devinrent les témoins à charge de mon présumé délire.

… Pitié! quels monstrueux vampires
Vous suçant mon coeur qui s’offusque!
Ô je veux être fou ne fût-ce que
Pour narguer mes détresses pires!
Lent comme un monstre cadavre
Mon cœur vaisseau s’amarre au havre… 2

La folie ne sera toujours que la déraison de la raison du plus fort. Pour m’être joué pendant trois ans de la musique des mots, on m’imposa près d’un demi-siècle de silence ; pour atténuer l’éclat de mon insolence, près d’un demi-siècle de ténèbres. Autant prendre un char d’assaut pour écraser une fourmi. Cela a-t-il encore cours de vos jours?

Gondolar! Gondolar!
Tu n’es plus sur le chemin très tard.
On assassina le pauvre idiot,
On l’écrasa sous un chariot,
Et puis l’chien après l’idiot.
On leur fît un grand, grand trou là.
Dies irae, dies illa.
À genoux devant ce trou-là! 2

Propos d’Émile Nelligan recueillis par Robert Favreau

1 Extraits des dialogues du film provisoirement intitulé L’Ange noir dont la sortie est prévue pour l’automne 1991
2 Poèmes d’Émile Nelligan