[Printemps 1991]
par Gilles Bibeau
Directeur, Département d’anthropologie Université de Montréal
Les chercheurs en sciences sociales s’intéressent beaucoup, depuis 1950 environ, à la capacité que démontrent les gens ordinaires à identifier les principales catégories de problèmes de santé mentale et à orienter les personnes malades vers des services plus susceptibles de les traiter adéquatement.
Plus récemment, dans le contexte du mouvement de la désinstitutionnalisation psychiatrique qui a fait sortir les malades des institutions, sociologues, anthropologues et psychologues sociaux se sont plus particulièrement mis à examiner la réception que les communautés ont réservée aux patients psychiatriques ainsi que leurs réactions face à une plus grande présence des malades dans l’ensemble des activités de la communauté.
Aussi longtemps qu’elle était enfermée dans les institutions, la folie pouvait en effet être ignorée d’une bonne partie de la population ou considérée comme une réalité à part avec laquelle il fallait limiter au maximum les contacts. Le fait aujourd’hui de côtoyer quotidiennement des malades dans la rue, dans les supermarchés, et éventuellement jusque dans son propre immeuble, force les personnes à s’interroger sur leurs attitudes à l’égard de la folie, sur leurs peurs face à certaines images de violence et, plus fondamentalement même sur les racines de leurs comportements souvent spontanés de rejet à l’égard des malades mentaux. Tout un chacun est maintenant appelé à questionner sa capacité à vivre avec des personnes perturbées psychiquement ainsi que sur ses conceptions de la « folie ». La folie ne laisse personne indifférent dans la mesure où elle apparaît comme une dérive apparemment incontrôlable hors de la voie ordinaire ou une espèce de déraillement de la pensée qui peut nous atteindre tous et toutes, autant que nous sommes. Il ne s’agit pas de banaliser la folie en l’inscrivant comme une possibilité dans la trajectoire de toute vie mais au contraire de relier la folie, celle-là qui se rappelle dans notre quotidienneté d’aujourd’hui beaucoup plus qu’autrefois, à la dimension dramatique de l’existence humaine. Que l’on vive en Afrique, en Asie ou en Amérique, que l’on soit villageois ou citadin, on estime que près d’une personne sur cinq développe au cours de sa vie un problème de santé mentale suffisamment grave pour nécessiter des soins. Ultimement c’est sans doute la possibilité de « sa propre folie » qui fait peur et qui enracine dans un soubassement archaïque nos réactions les plus fondamentales.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’au moins 40 millions de personnes souffrent de par le monde de problèmes graves de santé, mentale et que pas moins de 200 millions sont affectées par les désordres psychiatriques moins graves ou par des maladies neurologiques qui ont un impact sur le comportement. Outre la souffrance psychique des personnes malades, on ne peut ignorer ni le poids que la prise en charge représenté pour les familles ni les réactions ou attitudes des membres des communautés face aux malades. On ne peut pas non plus se contenter d’idéaliser nos sociétés d’hier ou les sociétés traditionnelles de certains pays en développement qui auraient fait ou feraient, pense-t-on, une place réelle aux malades mentaux sans les rejeter ou les mettre à l’écart, alors que les sociétés occidentales auraient plutôt eu tendance jusqu’à récemment à disqualifier le malade et à le mettre en institution. Quelles que soient les sociétés, les réactions face à la folie et aux malades mentaux sont dans les faits beaucoup plus complexes qu’on le dit souvent et, pour comprendre les différences et variations dans les réactions, il est indispensable d’interroger les maladies mentales sous deux angles complémentaires.
Il faut d’abord se demander dans quelle mesure le type de problème présenté par la personne malade (violence; incohérence dans le discours ou le comportement ; isolement et désintérêt pour la réalité ; peurs exagérées…) constitue une menace pour l’environnement immédiat et pourquoi il suscite peur et anxiété chez les parents, les voisins et amis. Tout le monde a évidemment peur de violence spontanée qui rend soudainement une personne incontrôlable et de ce point de vue toutes les sociétés se ressemblent sans doute assez bien. Par contre, les réactions face à la désimplication par rapport à la réalité sont nettement contrastées entre des sociétés productivistes comme les nôtres et d’autres sociétés qui font plus de place là l’intériorité ou qui ont une définition moins matérialiste de la personne. De même, l’isolement ou la dépression sont plus facilement reconnus dans les sociétés où la personne se définit par son appartenance à plusieurs groupes sociaux, que ce n’est le cas en Occident qui a fait de l’individualisme son dogme de base. Pareillement, la tolérance face aux discours incohérents d’une personne varie considérablement selon qu’on vit dans une société où tout est minuté et « mécanisé » plutôt que dans des sociétés dans lesquelles la vie quotidienne est davantage construite sur des rapports interpersonnels et sur une autre conception du temps.
Les exemples qui précèdent montrent bien que l’importance accordée au retrait social ou à la dépression comme signe d’un problème ou que la tolérance face à l’excès ou à l’incohérence dans le discours, varient beaucoup d’une société à une autre. Dans une étude récente menée auprès des mineurs, forestiers et agriculteurs de l’Abitibi, il est apparu clairement que les problèmes de santé mentale les plus menaçants pour chacun des trois groupes sont ceux qui mettent en cause les valeurs culturelles les plus importantes dans ces groupes. Par exemple, dans une localité forestière qui s’est repliée sur l’espace domestique de la famille pour faire face à une déstructuration massive du tissu communautaire, les gens ont tendance à être particulièrement attentifs à sauvegarder les valeurs d’ordre, de bonne apparence et de responsabilisation : aussi la négligence à l’égard des enfants ou les conduites de violence y sont fortement stigmatisées ; de même, on veille à chercher une solution aux problèmes en famille, on se méfie des services publics et on tend à « cacher » l’importance des problèmes aux yeux des voisins. Les réactions des gens face à certains problèmes s’expliquent donc par le fait que cette localité forestière cherche à tout prix à se protéger en réagissant violemment contre tout comportement qui menace l’espace domestique
La manière dont l’entourage immédiat et l’ensemble d’un milieu réagissent au problème de la santé mentale d’une personne influence considérablement l’évolution de la maladie.
De façon plus générale, beaucoup de cas problèmes sont présentés en Abitibi comme pouvant se comprendre uniquement par rapport à l’excès en tant que prolongement d’un mode de vie lui-même excessif, lequel est socialement valorisé dans ce milieu :
L’excès paraît à la fois comme la dimension nécessaire d’un travail qui doit se plier aux exigences des compagnies, comme un style de vie associé à la masculinité et comme un corrélat de la soudaineté des événements qui introduisent des ruptures radicales dans les trajectoires de vie. Dans ce contexte, une valorisation générale de l’excès paraît être un moyen de dédramatiser les comportements violents et de les garder intégrés dans la trame collective ; l’importance de conserver le consensus amène à en minimiser les conséquences ou à les passer sous silence. On retrouve dans d’autres milieux l’idée que l’excès et l’impulsivité des comportements prolongent une manière d’être associée à une conception de la personne axée sur l’affirmation de soi. 1
Pour bien comprendre les réactions d’une population à l’égard des personnes qui vivent des problèmes de santé mentale, il faut de plus s’interroger sur les systèmes d’explication et les raisons que l’on donne pour rendre compte de l’origine du problème d’une personne. Si l’on a recours à une cause biologique ou neurologique passe-partout, on suscitera évidemment moins de réactions que si l’on met en cause la dynamique des relations au sein de la famille ou si l’on souligne la responsabilité directe de la personne dans ce qui lui arrive. Bien des débats opposent actuellement les écoles de pensée pour ce qui a trait à l’explication de l’origine et du développement des problèmes de santé mentale : il y a toujours le risque de basculer dans des schémas simplistes qui se limitent à chercher les causes des maladies mentales dans la seule dimension génétique ou neurologique. Mais de plus en plus de personnes pensent aujourd’hui que la maladie mentale surgit de la conjonction d’une fragilité ou prédisposition de base et des situations de stress ou d’environnement psychologique et social inadéquat dans lequel vit la personne. Ce sont donc des interactions complexes entre la biologie, la psychologie des personnes et le contexte de vie qui permettent aujourd’hui d’expliquer l’apparition de troubles chez une personne.
Dans les faits, les gens ne sont qu’à moitié satisfaits par ces explications biologiques ou psychologiques de la folie. Dans toutes les sociétés du monde les populations ont en effet inventé d’autres systèmes d’explication qui leur permettent de donner un sens aux dérèglements du comportement humain. Dans les sociétés africaines dans lesquelles j’ai travaillé durant plusieurs années, il est par exemple courant d’attribuer la « folie » d’une personne, soit à une attaque de sorcellerie, soit à la possession par un esprit : on considère alors que la personne est envahie par un esprit des ancêtres ou un esprit de la nature à qui il faut faire un sacrifice rituel si l’on veut être guéri. La plupart des systèmes populaires d’explication font appel à des conceptions religieuses ou morales et, pour les comprendre, il faut évidemment prendre au sérieux la religion ou le système moral développé par les groupes humains.
La folie ne laisse personne indifférent dans la mesure où elle apparaît comme une dérive apparemment incontrôlable hors de la voie ordinaire ou une espèce de déraillement de la pensée qui peut nous atteindre tous et toutes, autant que nous sommes.
Dans nos sociétés qui prétendent être sorties de l’âge religieux et qui affirment être bâties sur des systèmes laïcs et séculiers, les systèmes populaires d’explication se sont considérablement appauvris, à tel point même que les gens ont de plus en plus de difficultés à donner du sens à une expérience aussi fondamentalement troublante que la folie. Nous avons enrichi notre univers technique avec nos explications neurologiques de l’origine des maladies mentales mais nous l’avons souvent fait au détriment de toute la richesse de sens qui était traditionnellement à l’œuvre dans nos sociétés. Il n’y a pas de doute que la société la plus riche serait celle qui arriverait à combiner les explications scientifiques avec des explications symboliques fondées sur les valeurs les plus importantes pour un groupe humain. Non seulement les systèmes traditionnels d’explications culpabilisent souvent beaucoup moins les personnes malades et leur famille que ne le font nos sociétés qui sont construites sur la seule responsabilité personnelle, mais ces systèmes permettent aux malades de faire entrer leur déstructuration psychique dans un univers de sens.
J’ai voulu attirer l’attention dans cette courte réflexion sur les deux sources majeures qui permettent de comprendre pourquoi les réactions face à la folie varient entre les sociétés humaines. La manière dont l’entourage immédiat et l’ensemble d’un milieu réagissent au problème de la santé mentale d’une personne influence considérablement l’évolution de la maladie : lorsqu’elle est dans le contexte adéquat, une personne peut, par exemple, vivre une crise psychotique aiguë sans être cependant entraînée dans un processus de chronisisation ou de dépendance aux médicaments.
L’enquête internationale comparative sur la schizophrénie a montré de façon convaincante que les patients des pays en développement tendent à présenter un meilleur pronostic que ceux des pays occidentaux avancés : les malades du Nigeria et de l’Inde étaient malades moins longtemps et rechutaient moins que ceux des Etats-Unis et d’Europe. Cette meilleure évolution de leur maladie s’explique certainement en partie par la plus grande solidarité de la famille autour de la personne malade ; plus fondamentalement, cependant, c’est le fait que l’expérience de la maladie mentale est encore vue dans ces sociétés comme la réalisation du drame de l’existence humaine qui permet de créer du sens là où il ne semble y avoir que non-sens, désordre et folie.