Le vrai concert des nations n’est peut-être qu’une musique de chambres en ville – Pierre Gerbier

[Été 1991]

par Alain Gerbier
Février 1991

Il est minuit moins le quart avant l’ultimatum lancé à l’Irak et le début de la guerre des Malouines, du Koweït ou du Vietnam (c’est la même qui resurgit périodiquement comme un vulgaire herpès) et depuis trois jours pas moyen d’évacuer de ma trompe d’Eustache gauche le vieux succès de Daniel Lavoie « Hussein, comme avant, avant les menaces et les grands tourments, Hussein tout hésitant découvrant l’amour et découvrant le temps. Y a quelqu’un qui se moque, se moque de quoi, se moque de qui? » Merde, quel cauchemar d’être obsédé textuel qui gronde « Enfants de la bombe, des catastrophes de la menace qui gronde Enfants du sinistre armés jusqu’aux dents …Hussein… » Depuis trois jours c’est le même tréfonds sonore. Remerde ce ne peut être cela que l’on appelle le « concert des nations ».

Pour tenter d’enrayer ce vieux disque je m’efforce de penser très fort à autre chose. À la commission BC (before la criss d’indépendance) par exemple.

Mais là encore cela tourne en rond.

Alors je me raccroche à l’idée qu’il y a deux ans, les Inuit de Nunavik ont tenu leur référendum. La « question » pleine de triangles, de points et de parenthèses, était : « Donnez-vous le mandat de négocier votre autonomie aux corporations et organisations du Nouveau Québec ou bien à vous-même? » Les Inuit, qui sont des gens pleins d’usage et raison, avaient répondu « à nous-mêmes – c’est leur côté souverainiste – en collaboration avec les corporations » – c’est leur côté associationiste.

Si nous avions été Inuit,
nous aurions peut-être depuis longtemps compris
que nous avons entre les mains tous les outils
pour accéder à notre autonomie.

Il faut dire que chez eux, les termes de nation, autonomie, démocratie, n’ont pas tout à fait la même signification que sous nos latitudes. N’allez pas hâtivement en conclure que dans leur région de froidure, ils sont gelés bien raides. Ils pratiquent une démocratie directe, ne vantent pas leurs politiciens comme des jus de légumes sur des panneaux publicitaires de porte en porte comme des aspirateurs. Surtout, ils cultivent le consensus, cet art difficile qui consiste à arrondir les angles. Les confrontations sont polies comme une pierre à savon et personne ne se lave les mains de décisions qui ne sont adoptées que lorsque tout le monde est d’accord.

De leur cheminement vers la maturité j’avais retenu, en attendant qu’ils envoient vers le Sud quelques missionnaires pour nous civiliser, qu’on n’est jamais aussi bien servi que par soi même et qu’il faut respecter la Nature, toute la nature. Jusqu’à la nature humaine.

Si nous avions été Inuit, nous aurions peut-être depuis longtemps compris que nous avons entre les mains tous les outils pour accéder à notre autonomie.

Tenez, vous êtes, par exemple, propriétaire d’un duplex ou d’un bungalow. Le terrain sur lequel il est érigé vous appartient… Aucun gouvernement fédéral – conservateur de surcroit – ne remettra en cause le droit inaliénable à la propriété. Le Canada, signataire de la charte des Nations Unies, reconnaît également le droit des peuples à s’autodéterminer. Alors voilà, sur votre territoire, vont tenez un référendum (vous êtes désormais rodé à l’exercice). Vous fixez l’âge du droit de vote par consensus. Par exemple, « ont accès au scrutin tous ceux qui font la vaisselle ou tous ceux qui savent chanter « Gens du pays. » Évitez tout de même de retenir un critère niaiseux susceptible de vous exclure…

Si vous êtes locataire, votre proprio n’aura qu’à se louer de votre taux de participation. Pensez : le vote des femmes et des enfants le fera passer pour un progressiste.

Une fois votre indépendance proclamée, un drapeau choisi, ayez la diplomatie de souligner que vous faites partie des non-alignés ou, que si vous l’êtes, c’est sur les autres duplex de la rue qui sont également devenus républiques ou petits royaumes. En passant, les signes avant-coureurs de ces coups d’État étaient visibles (roi de la patate, roi du meuble) depuis des années.

Très vite, vous allez prendre conscience des nombreux avantages d’une telle démarche. Vous vous retrouvez – à l’exception de rares situations matrimoniales irréversibles – maître chez vous. Vous bénéficiez d’une journée de congé qui vous est propre. Eh les flos, imaginez votre mère écrivant à votre directeur d’école : « Je vous prie de bien vouloir excuser l’absence de mon fils… retenu hier à la maison pour la célébration de notre fête nationale… »

Mais plus sérieusement, vous pouvez, grâce à votre indépendance, émettre vos propres timbres à l’instar de Monaco ou du Vatican. C’est un facteur économique non négligeable.

Pour son anniversaire, vous frappez la tête de votre belle-mère sur un timbre à deux cents…

Si vous avez de la difficulté à louer quelque taudis, le problème est résolu car il constitue désormais un abri fiscal. Bien sûr, les différents paliers de gouvernement actuels risquent de voir la chose d’un œil torve. Mais que peuvent-ils faire?

Si la municipalité vous coupe l’eau, elle se met à dos la communauté internationale car – votre hypothèque oblige – vous faites maintenant partie du Tiers monde et on ne saurait vous assoiffer. Côté provincial, pas question non plus de restreindre votre alimentation en énergie. D’ailleurs, Hydro-Québec est habituée à vendre son électricité à l’étranger. Vous risquez même, avec votre statut d’importateur, d’avoir un meilleur service et moins de pannes.

Enfin, à moins que vous ne soyez Mohawk, le fédéral ne peut envoyer les tanks dans votre cuisine sans désavouer ses canons de la démocratie et de la non-agression ou risquer de se voir confronté à une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU…

D’ailleurs, à propos de paliers, votre initiative sera suivie avec intérêt par la Chine. Avec son milliard d’habitants, l’idée d’un pays sur un, deux ou trois étages, ne manquera pas de la séduire.

Reste bien sûr quelques petites tracasseries. Les communications d’un État à un autre? Une corde à linge entre les divers bâtiments et, si vous en pincez pour la princesse voisine, donnez lui, avec un billet épingle, un simple coup de fil.

Le blocus par un gouvernement étranger (Montréal, Longueuil, Laval, Québec, Ottawa…)? Jetez une passerelle entre les toits. Non seulement le blocus sera-t-il réprouvé par les pays civilisés du monde entier (ou l’organisation des pays exportateurs de poutine, OPEP – voyez le cas homonyme du Koweit avec son pétrole), mais couper les ponts n’est pas non plus un geste diplomatique.

Au bout du compte, il suffira un beau jour d’associer toutes ces petites républiques et ces petits royaumes. Ils formeront alors un grand pays. Ce sera enfin le consensus. Inuit n’est ce pas?

Souverainistes et fédéralistes qui vont bêlant ou se méfient du four, du bide, de l’échec des diverses commissions constitutionnelles, se rejoindront comme par miracle car l’indépendance du Québec passera alors par… une confédération.

On découvrira peut être ce jour-là que l’authentique « concert des nations » est, davantage qu’un canon à grosses voix, une modeste musique de chambres en ville « orchestrée », sans le savoir, par un passant anonyme qui rentre chez-lui, heureux, sa baguette (de pain) sous le bras.