[Été 1991]
par Pierre Bourgault
On a parfois l’impression que l’encombrante question nationale du Québec n’accapare les esprits que depuis une trentaine d’années. Pourtant, il y a plus de deux siècles qu’elle traîne dans le paysage.
C’est ainsi qu’on oublie trop facilement que la question de la souveraineté s’est d’abord posée sous le régime français quand les « Canadiens » ont vertement fait savoir à Versailles qu’ils entendaient un jour se gouverner eux-mêmes. C’est à la même époque que les Américains, de leur côté, envoyaient le même message à Londres.
On connaît la suite : les Américains, en 1775, se libéraient de la couronne britannique pendant que les Canadiens, arrachés à la France quelques années plus tôt, s’y voyaient soumis.
On peut facilement imaginer que, sans la Conquête, les Canadiens auraient vraisemblablement suivi l’exemple américain et rompu les liens coloniaux qui les liaient à la France.
L’histoire en a voulu autrement et c’est ainsi que les Canadiens, au lieu de conquérir leur indépendance, sont tout simplement passés d’une dépendance à une autre.
Mais il me semble utile de souligner que le mouvement souverainiste québécois a des racines profondes et que, pendant les deux siècles qui ont suivi, il n’a cessé de jalonner notre parcours.
Rappelons aussi que c’est l’Angleterre qui a consacré le statut de société distincte du Québec en 1763, en 1791, en 1848 et en 1867.
De son côté, le mouvement indépendantiste moderne repose aussi sur quelques dates importantes : 1837-38, mouvement insurrectionnel qui vise la proclamation de l’indépendance du Bas-Canada ; 1840-41, résistance « souverainiste » à l’Union des deux Canada : 1917-18, résistance «souverainiste» à la conscription culminant par le dépôt, le 23 janvier 1918, de la motion du député Francoeur en faveur de la proclamation de l’indépendance du Québec ; agitation séparatiste dans les années 20 entretenue par des personnages importants dont le Cardinal Villeneuve.
N’oublions pas non plus les luttes menées au début du 20ème siècle par Henri Bourassa en faveur de l’indépendance du Canada qui, sans se limiter aux frontières du Québec, prenaient leurs sources dans cette même volonté farouche et deux fois séculaire.
Puis il y a eu le Bloc populaire, puis il y a eu Duplessis qui, sans aller jusqu’au bout, poussaient quand même dans le même sens.
D’autres dates et d’autres faits viendraient confirmer que le mouvement, parfois timide et parfois plus volontaire, parfois éparpillé et parfois mieux organisé, a marqué toute l’histoire du Québec depuis ses débuts. Si le mouvement a vraiment levé de terre depuis 30 ans et acquis la force qu’il a aujourd’hui c’est d’abord qu’il correspond à une volonté populaire bien enracinée, puis qu’il s’appuie désormais sur une forcé politique et économique suffisante pour. Je mener à terme et enfin qu’il s’inscrit dans la mouvance des luttes qui confirment la fin des empires coloniaux et le commencement de la première ère internationale de l’humanité.
On a voulu nous faire croire que fédéralisme et souveraineté s’opposaient alors que le premier découle sans équivoque de l’autre. On a aussi prétendu que l’internationalisme rendait caduque la souveraineté alors qu’il en est le prolongement incontournable.
On a voulu confondre, pour j nous tromper, impérialisme et internationalisme et on a voulu opposer, pour mieux nous confondre, grands ensembles économiques et états nationaux. Sans succès, faut-il le dire, puisque le monde, depuis cent ans, a fait sauter les empires, a retrouvé ses états nationaux, de plus en plus nombreux, et a commencé la construction de l’internationalisme qui présuppose l’existence des nations.
Le Québec n’échappe pas à la règle et entend « normaliser » ses affaires en faisant comme les autres qui, après tout, ne peuvent pas tous avoir tort en même temps.
La lutte est dure et la victoire est encore loin d’être assurée mais les choix restent fort simples :
1. majorité francophone dans un Québec souverain ou minorité francophone dans un Canada « uni » ;
2. tous les pouvoirs et toutes les libertés ou pouvoirs et libertés tronqués ;
3. indépendance et internationalisme ou dépendance et régionalisme ;
4. anormalité, une province comme les autres, ou normalité, un pays comme les autres ;
5. schizophrénie ou équilibre.
Les choix sont simples en effet mais pour certains, ils sont difficiles à faire parce que les garanties sont nulles. Mais elles sont nulles dans les deux cas.
Garanties économiques ? Nulles. Ni dans un Québec souverain, ni dans un Québec « canadien ». Il est certain que ça ira mieux et que ça ira plus mal et que ça ira mieux encore, dans les deux cas, selon les circonstances, selon les volontés, selon les hasards de l’histoire. Ce sera après comme avant : pas parfait.
Garanties politiques ? Nulles, dans un cas comme dans l’autre. Souverains ou pas nous aurons une succession de bons et de mauvais gouvernements, comme par le passé. À la seule différence que nous ne pourrons nous en prendre qu’à nous-mêmes et que nous aurons un seul gouvernement à changer.
Cela dit, il faut souligner l’essentiel : l’indépendance n’est pas une fin, c’est un commencement. L’indépendance n’est pas une récompense, c’est un effort. L’indépendance n’est pas une panacée, c’est un instrument.
L’indépendance n’est pas la garantie que nous ferons mieux que les autres mais elle nous donne le moyen d’en faire autant.
J’en connais certains qui voudraient une autre garantie, soit celle d’un Québec socialiste, ou corporatiste, ou libéral, ou créditiste, ou conservateur, ou de droite, ou de gauche, ou vert, ou rouge, ou jaune…
Je crois qu’on ne peut pas exiger pareille garantie sans nier la démocratie elle-même. Je pense que la garantie qu’il nous faut tous exiger c’est que le Québec souverain soit démocratique et qu’il nous donne toujours le loisir de choisir tous les projets de société qu’on voudra, si opposés, si sérieux ou si farfelus soient-ils.
Autrement, on fait passer ses intérêts personnels, ses intérêts idéologiques ou de parti avant l’intérêt de la nation tout entière qui doit avoir toute sa souveraineté pour ensuite en disposer à sa guise.
Exiger d’avance que le Québec souverain soit ceci ou cela relève ou bien du calcul le plus mesquin ou bien de la volonté annoncée d’un autoritarisme certain.
C’est aussi une bonne façon de rater en même temps les deux objectifs.
Brutalement, cela veut dire qu’il faut, pour le moment, privilégier la souveraineté sur le projet de société car seule la conquête de celle-là peut permettre l’accomplissement de ce dernier.
Brutalement, cela veut dire que je suis prêt à faire la souveraineté avec n’importe qui (hors la proposition totalitaire) tout en me réservant le droit, une fois cela fait, de changer d’équipe au plus sacrant si je ne la crois pas assez écolo, ou nouvel âge, ou nostalgique, ou progressiste, ou amie des bêtes, ou pro-condoms dans les écoles, ou bilingue, ou matriarcale, ou ceci ou cela ou…
Brutalement, cela veut dire qu’on ne peut remettre en cause l’indépendance de son pays sous prétexte qu’on n’est pas d’accord avec le gouvernement. Dans les pays souverains et normaux, on ne voit pas les citoyens renoncer à l’indépendance du pays quand les adversaires politiques prennent le pouvoir.
Il me semble que si cela vaut dans un pays déjà souverain, cela vaut d’autant plus dans un pays qui aspire à le devenir quand on sait que cette conquête ne peut se faire qu’avec le consentement d’une majorité des citoyens, forcément divisés par ailleurs dans leurs allégeances politiques.
(Attention, la stratégie de l’adversaire peut jouer sur ce tableau pour mieux nous diviser. On brandit devant les conservateurs la menace d’un Québec socialiste et le tour est joué. On fait croire aux progressistes que le Québec souverain sera entre les mains des exploiteurs américains et la partie est gagnée.)
Il faut vouloir la souveraineté de son peuple même quand on n’est pas d’accord avec le gouvernement du pays.
Je veux conclure en soulignant que, depuis quelques années, la question nationale s’enrichit d’un nouveau débat : celui qui entoure les aspirations des premières nations.
Pour moi, la question est réglée depuis longtemps, du moins dans son principe. Les premières nations ont le droit à l’autodétermination tout comme nous, et ce principe doit rester immuable. Et c’est à elles qu’il revient de déterminer le degré d’autonomie qui leur est nécessaire et cela doit aller jusqu’à la souveraineté et l’indépendance, si tel est leur désir. Le reste est affaire de plomberie entre partenaires de bonne foi.
Le Parti québécois a déjà fait sien ce principe et pousse déjà plus loin sa démarche. Le Québec souverain ne peut pas se dérober à cette responsabilité sans se placer en contradiction avec soi-même.
Cela dit, je voudrais qu’on comprenne, des deux côtés, qu’il sera plus facile de s’entendre rapidement si on s’accorde à négocier entre vivants plutôt que d’invoquer les morts, qui n’ont plus rien à voir dans l’affaire.
Faisons un beau grand et dernier discours sur le massacre par les sauvages des pauvres pères jésuites et sur la peste répandue par les méchants Blancs chez les Indiens, puis passons tout de suite à l’essentiel : l’avenir des vivants.
Nous avons des questions nationales à régler. Nous avons des souverainetés à conquérir. Le territoire et le coeur québécois sont assez grands pour les contenir toutes.