Préface : CV18 – Robert Daudelin

[Hiver 1991]


par Robert Daudelin

Dans mon village , à la fin des années 1940, il n’y avait qu’un appareil photo 35mm. Un Argus qui appartenait au commis-gérant du magasin général. Et le commis-gérant, homme-à-tout-faire et homme de confiance du bourgeois du lieu, c’était mon père.

Mon père photographiait la famille : son père dans sa boutique de ferblantier, sa mère déjà âgée avec son petit-fils grassouillet, ses deux enfants devant un portrait du Père Noël, sa femme à la gare, le dimanche après-midi – le seul moment où elle prenait congé de la maison. Il photographiait aussi le village : l’équipe de hockey, le curé devant sa splendide soue à cochons, les classes de l’école primaire des Soeurs de Saint-Joseph, la procession de la Fête Dieu et son reposoir, les parties de sucre et les mariages. Puis il mettait ses films dans un sac de toile et les envoyait à Montréal, chez Charpentier. Deux semaines plus tard les clichés revenaient dans le même sac. Et tout le monde était ébloui par le résultat.

Mon père était tout à la fois photographe, historien, archiviste et artiste. Mais il ne l’a jamais su, parce qu’il était commis-gérant du magasin général.

Depuis ces années-là, j’ai moi-même fait des milliers de photos. D’abord avec une boîte à lunch noire 120mm, puis avec une Yashica deux et quart (qui était transformable en 35mm !), puis avec une solide Pentax (la dernière sans photomètre intégré), puis avec une petite Olympus qui tient dans une poche de chemise et que mes amis cinéastes – Michel Moreau, par exemple – utilisent pour les repérages. De ces nombreuses photos, jamais classées, il en reste que j’aime : les amis autour de la bouteille de rouge, la femme aimée, les livres de vacances au milieu des fleurs sauvages de Zambujeira…

J’ai bricolé aussi avec mon fils une chambre noire, très artisanale, qui m’a rapproché davantage de la photographie. C’est maintenant un débarras, mais au passage il y a trouvé une passion, sinon un métier. Et puis j’ai vu, de façon presque maniaque, des milliers de photos. Partout, Robert Frank, sur la rue Saint-Denis, Kertész, au Metropolitan de New-York ; Depardon, chez Aperture sur la 23e rue ; William Klein, à Beaubourg ; Van der Keuken, à Amsterdam; Bravo, à Greenwich Village ; Rutz Ortiz, à New York encore, et Borremans et Michel Brault, à la Bibliothèque nationale.

Et à chaque exposition, je redécouvre la photographie.

Mais j’ai appris aussi à ne pas photographier. Laisser l’appareil au fond du sac, au moment des bonheurs trop précieux. Écouter le musicien qui me bouleverse sans essayer de fixer son image. Regarder la mer, en sachant que la mer ne se laisse jamais photographier : il faut la filmer, comme Fritz Lang dans MOONFLETT. Mais ça, c’est une autre histoire. Une très longue histoire…