[Printemps 1993]
par Robert Legendre
Ce numéro de CV Photo m’a permis, au cours de son élaboration, d’amorcer une réflexion (et la tenue de nombreuses discussions) à propos de deux approches en photographie qui s’y distinguaient: le « dire » et le « montré ».
Le « dire » est flagrant dans les portfolios de Lucie Lefebvre et de Bertrand Carrière, quoique les propositions formelles y soient fort différentes l’une de l’autre. Le « montré », quant à lui, se reconnaît avec une grande maîtrise dans les photographies de Cylla von Tiedemann. Loin de moi l’idée de privilégier une approche plus qu’une autre. La justesse de l’image et son pouvoir à éveiller mon intérêt priment sur les modes et les écoles. Le « dire » dans la photographie évolue constamment, et ce qui peut sembler osé et incompréhensible aujourd’hui sera orthodoxe demain, et probablement banal après-demain. La force des images, c’est la cohérence et l’intelligence du discours qui y est développé. Le « montré », quant à lui, évolue de la même façon. Dans les deux cas, la place qu’ils occupent étant systématiquement contestée par les autres médias, et surtout par ceux provenant du domaine de l’électronique, ils doivent redéfinir et « repréciser » leurs champs d’exercice, tout en conservant l’essence du photographique, abandonnant aux autres médias ce qui servira de fondement à leurs propres lieux.
Ceci dit, passons au contenu de ce nouveau numéro de CV Photo.
Bertrand Carrière nous propose des images tirées de son corpus de travail intitulé Conversation avec l’invisible. Toutes ces images sont empreintes d’onirisme et de sensibilité, nous laissant presque un sentiment d’indiscrétion, compte tenu de la discrétion même des sujets, des cadrages et du rendu des images proposées. Ça se regarde doucement, du « bout des doigts », en silence. Nos yeux les regardent; notre corps les subit et les absorbe simultanément.
Carrière « dit » de lui dans ses images. Il nous expose sa sensibilité et nous fait entrer dans son intimité, sans restriction, mais avec une pudeur certaine. Les sujets ne sont que prétextes. Chez l’homme occidental (mâle), la chose est rare et d’autant plus intéressante pour qui aime des images séduisantes, qui disent les choses plutôt que de les citer. On comprend, par le fait même, la forme et le contenu du texte précédant le portfolio de Carrière. Michel Campeau, son auteur, est un ami du photographe. Il ne pouvait, et je le comprends, aborder ce travail comme un chirurgien, à grands coups de bistouri. Cela devait se faire à pas feutrés, dans les souvenirs, et avec émotion.
Le travail de Lucie Lefebvre, reproduit dans ce numéro, est, en quelque sorte, une mini-rétrospective de son œuvre. Ce sont des pièces qui intriguent par l’association des éléments qui les composent, jouant sur « l’équivoque des perceptions ». Si on passe outre cet aspect, on demeure fasciné par les propositions et le « dit » qui en résulte. Le portfolio de Lucie Lefebvre est accompagné d’un texte simple et limpide de Marie-Lucie Crépeau, décrivant le cheminement de l’artiste et sa démarche actuelle. C’est le fruit d’une complicité évidente, et il permet à l’amateur éclairé d’apprécier pleinement le travail de Lefebvre, car il nous propose des balises autorisant la compréhension, pour ne pas dire la dégustation, des œuvres présentées. Certains verront peut-être dans ma perception du texte et de l’œuvre une faiblesse dans l’un ou l’autre. Détrompez-vous! J’y vois une complémentarité des médias et, grâce à son texte, Marie-Lucie Crépeau me permet de goûter encore davantage le travail de Lucie Lefebvre.
Cylla von Tiedemann, quant à elle, nous « montre » des danseurs et des danseuses. Elle photographie des corps mais peu de spectacles. Elle nous donne à voir, par ses recherches photographiques, des instants difficilement visibles à notre œil parce qu’ils sont extraits du mouvement et arrachés au moment.
Son travail en est un d’interprétation dans lequel la virtuosité domine. Et il en faut pour un pareil sujet. Elle pose un regard critique sur le monde de la danse et des danseurs. Il en résulte des images qui, sous un aspect informatif, parfois analytique, jouent avec la sensibilité et la sensualité du « regardant » et de la « regardante ».
Les images de von Tiedemann se regroupent en deux catégories: son travail de commande et ses recherches personnelles. Ils sont tous deux entièrement imprégnés de cet univers de la danse, que ce soit dans la nature, à l’intérieur ou en studio. C’est la sensibilité tout comme la virtuosité de l’auteure à comprendre et à interpréter cet univers particulier qui nous attachent à ses images.
Les photographies de Cylla von Tiedemann sont précédées d’un texte d’Andrée Martin. Celle-ci expose les rapports entre la danse et la photographie en termes de corps, de mouvements et de moments. Elle souligne, entre autres, la possibilité qu’a l’acte photographique d’en montrer le « non-vu » et d’en faire voir « la face cachée ». C’est un texte simple et documenté, écrit par quelqu’un qui saisit aussi bien la danse que la photographie.
Robert Legendre a enseigné les arts visuels durant près de vingt ans dont dix ans plus spécifiquement en photographie. Depuis le début des années 1970, il pratique la photographie qu’il considère comme un langage II a participé à de nombreux colloques sur la photographie tant au Canada qu’en Europe.