[Printemps 1993]
Artiste et enseignante, Lucie Lefebvre demeure dans la région de Québec. Titulaire de nombreux prix et bourses, elle participe régulièrement à des expositions au Canada et en Europe. Plusieurs de ses œuvres font partie des collections canadiennes majeures.
En plus d’être professeure invitée par des institutions de renom, Lucie Lefebvre enseigne actuellement au Cégep de Sainte-Foy, près de Québec. Les œuvres de Lucie Lefebvre sont diffusées par la Galerie Brenda Wallace.
par Marie-Lucie Crépeau
On a souvent souligné la place importante qu’occupe la notion de simulacre au sein de la production de Lucie Lefebvre.
Il suffit de songer à ces univers fantastiques construits à partir du cumul d’objets épars et morcelés, ou de matériaux divers soumis à la dextérité de son auteure, pour constater avec quelle habile volonté ces œuvres jouent sur l’équivoque des perceptions et la nature même des choses. Sans écarter cet aspect fondamental de son travail, nous tenterons, à l’intérieur d’un parcours qui traverse certaines œuvres réalisées entre 1986 et 1992, de dégager d’autres motifs.
« Un coquillage est une petite chose, mais je peux la démesurer en la replaçant où je la trouve, posée sur l’étendue du sable. Car alors je prendrai une poignée de sable et j’observerai le peu qui reste dans la main après que par les interstices de mes doigts presque toute la poignée aura filé, j’observerai quelques grains, puis chaque grain, et aucun de ces grains de sable à ce moment ne m’apparaîtra plus une petite chose, et bientôt le coquillage formel, cette coquille d’huître ou cette tiare bâtarde, ou ce « couteau », m’impressionnera comme un énorme monument, en même temps colossal et précieux, quelque chose comme le temple d’Angkor, Saint-Maclou, ou les Pyramides, avec une signification beaucoup plus étrange que ces trop incontestables produits d’homme. »1 (Extrait de Notes sur un coquillage, de Francis Ponge)
À l’instar de Francis Ponge, ce poète français qui éprouve une fascination à l’égard des objets naturels, et de ceux qui constituent notre univers familier, Lucie Lefebvre trouve en eux un terrain propice à ses investigations photographiques et à ses préoccupations esthétiques. C’est ainsi qu’un blaireau, une épingle, une coquille, une porcelaine de Chine, un fragment de moulure, un gobelet ou un pied de candélabre (pour ne nommer que ceux-là) donnent lieu dans la série Habits d’objets (1989-1990) à d’étonnants empilages qui évoquent des personnages de théâtre dont l’anatomie et les costumes suggèrent les rôles respectifs. Cet éloignement de l’aspect fonctionnel et initial des petits objets trouvés, convoqués ici dans des mises en scène qui les magnifient, provoque le déferlement d’un flot saisissant de souvenirs et l’édification d’histoires fictives. D’apparence ludique, ces œuvres s’inscrivent néanmoins au terme d’une réflexion extrêmement rigoureuse sur l’acte photographique et sa représentation.
Ce n’est plus sur le registre de l’humour que joue l’installation intitulée Salle d’urgence (1991). Chaque désir d’expression est ici poussé à son point culminant. Il s’agit d’une œuvre dont l’appréhension est complexe, notamment parce qu’elle privilégie le mode « installatif », qu’elle pénètre les réalités du monde extérieur, qu’elle autorise les côtoiements inusités de photographies tantôt réalistes tantôt abstraites, en faisant passer le spectateur, tour à tour, d’un état de séduction à un état de malaise.
L’écologie et le corps humain sont des cibles faciles, à la merci des phénomènes naturels, mais également des interventions humaines. C’est ce à quoi Salle d’urgence s’attarde par le truchement de nombreuses métaphores. Impossible ici de faire la sourde oreille: on ne peut qu’écouter le battement de l’étrange vie qui se déploie devant nous.
Suspendus dans le vide sur un fond orangé, deux coquillages juxtaposés tracent la forme d’un cœur, noyau vital du fonctionnement de l’organisme, et territoire mystérieux de tous les sentiments. À proximité, des photographies d’algues rouge sang, prises sur une table lumineuse, font l’éloge de ces végétaux essentiels à l’équilibre du milieu marin. Tels des reliefs sur le mur, trois caissons présentent d’autres algues, traversées par la lumière, toutes safranées en surface, et dont les courbes verticales et légèrement sinueuses rappellent celles d’une colonne vertébrale. Ailleurs, on devine dans l’œuvre intitulée Cœurs, le monde incroyablement riche et fascinant révélé à chaque marée sur les estrans, un trésor de débris inlassablement polis: noyaux de fruits, enveloppe de noix, fil d’acier noué, varech et boussole. Mais les rivages reçoivent parfois, en contrepartie, d’autres déchets plus redoutables (pensons seulement aux déchets d’hôpitaux déversés impunément dans la mer). Ce faisant, la présence de photographies sur lesquelles s’aligne méthodiquement une série d’instruments médicaux ajoute au propos conceptuel et visuel une teneur considérable. Les bouleversements écologiques et les difficultés de la science médicale à contrer les maladies de notre décennie justifient aussi sans doute la nécessité ainsi suggérée par les œuvres récentes de Lucie Lefebvre de rappeler toute la fragilité de l’existence.
Cette fragilité, l’artiste l’exprimait déjà en 1986, à l’intérieur de paysages chargés de rumeurs impénétrables. Empreints de poésie et de solitude, ils furent construits de toutes pièces à partir de papiers et de tissus froissés, d’artefacts combinés à des projections de diapositives. Elle les destinait aux spectateurs en faisant le constat que « ces paysages magnifiques qui sont en nous, nous savons les reconnaître, mais pourtant sans référence à des expériences vécues antérieurement ».2 Le recul du temps nous permet de revoir avec quel fidèle attachement Lucie Lefebvre s’adonne, depuis toujours, à la valorisation des éléments de la nature pour ce qu’ils renferment de secret, d’insaisissable. Cela explique peut-être pourquoi une percée dans cette Grotte qui accueille la déchirure d’un nuage et ce Paysage d’outremer dont la lumière effleure la surface moirée et chatoyante de Teau sont des images à jamais ensevelies dans quelques anciens repaires de notre mémoire.
Au moment de terminer ce texte, la télévision annonce le décès du danseur Rudolf Noureïev du sida et transmet en direct des images du pétrolier Braer échoué près des îles Shetland en Écosse, qui crache, à la tonne, son venin noir dans l’océan. Ces événements ne peuvent que confirmer toute la justesse du travail de Lucie Lefebvre.
Qu’on pense à cette œuvre intitulée Marée noire3 qui constitue une œuvre de transition importante dont on sent l’influence sur la production actuelle. L’artiste a remarqué, au rythme de ses voyages, les pneus éclatés et abandonnés comme autant d’épaves sur l’autoroute. Voyant là une analogie avec les algues, elle est allée glaner, dans les goémons frais débarqués des bateaux sur les quais de Roscoff en Bretagne, la matière de ses prochaines réalisations. C’est ce parti pris qui émane du regard de Lucie Lefebvre et cette capacité d’assimiler et de travestir les choses du quotidien qui ont tout lieu de nous impressionner.
2 Extrait d’un texte de présentation rédigé par Lucie Lefebvre en 1986.
3 Marée noire fut exposée au printemps 1992 chez Engramme à Québec. Il s’agit d’un ensemble de lithographies réalisées à partir de photographies d’éclats de pneus, imprimées sur du papier noir, étalées au sol et éclairées par trois boites lumineuses représentant des algues géantes.
Née à Amqui (Québec), Marie-Lucie Crépeau possède une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec à Montréal et termine actuellement un doctorat en histoire de l’art à l’Université Laval. Membre de nombreux jurys, elle fut adjointe de la conservatrice de l’art contemporain au Musée du Québec, de 1989 à 1991. Marie-Lucie Crépeau est actuellement coordonnatrice à Vu, centre d’animation et de diffusion de la photographie, à Québec. Elle participe régulièrement à la rédaction de textes pour des revues et des catalogues d’exposition.