[Été 1993]
par Suzie Larivée
Je voulais que Nicholas Amberg discute de ses portraits. Tout doucement, il a proposé le mot visage, m’expliquant qu’il ne cherchait pas à représenter une personne «réelle», mais plutôt à tracer des traits. À faire apparaître des jeux d’ombre et de lumière.
Pourquoi des portraits? Appelons-les visages, plus simplement. Visages pareils à tous les autres visages, isolés un moment parmi la multitude. Visages captés comme des paysages, des espaces en constante mutation, des surfaces vibrantes. Ouvertes. Secrètes.
mais les bois – solitude –
tu diras pourtant toute matière
terre, eau, fleuve, pierres, îles
neige surtout
et plus touchant encore, visages
infinité d’absence, texture de la nuit
(Marie Uguay, Poèmes)1
Ces photographies que Nicholas Amberg nous présente sont tirées d’un projet intitulé Atemporal Ground. Figures d’hommes et de femmes en plans rapprochés, toutes photographiées avec un appareil grand format utilisant des négatifs de 4 po par 5 po, toutes extrêmement sombres. L’exercice est simple et le résultat, très troublant. Un peu comme au cinéma, les gros plans cadrés par Amberg s’organisent autour de deux pôles : faire que le visage réfléchisse la lumière ou, au contraire, en accuser les ombres jusqu’à le plonger dans l’obscurité.
Je regarde les photos, je me promène de l’une à l’autre. Ces images ne forment pas une suite, avec un début et une fin, une montée dramatique. Elles vont dans tous les sens, autonomes, et supportent très bien la césure, lorsque le regard s’arrête au milieu, par exemple, là où ça accroche. Je plonge dans le noir, noir brumeux ou opacité du noir velours. Capturée. Rapidement, une surface claire, la peau lumineuse. «C’est pourtant curieux, un visage : système mur blanc – trou noir. Large visage aux joues blanches, visage de craie percé des yeux comme trou noir.»2
La série d’images de Nicholas Amberg nous ramène aux travaux de certains photographes allemands des années trente tels Raoul Haussmann et, plus particulièrement, Helmar Lerski. Ses portraits expressionnistes, qui mettaient en relief différentes postures du visage, présentaient les physionomies comme autant d’architectures. Insérées dans le cadre de la prise de vue photographique, les composantes de la figure humaine – lèvres, menton, narines, paupières, rides -sont mises en lumière et deviennent, en quelque sorte, les éléments d’une théâtralisation du visage. Les visages de Lerski se «détaillent» sans jamais devenir totalement «choséifiés» ou découpés en fragments monstrueusement grossis et isolés, mais ce sont des espaces construits, éclairés, cadrés, donc mis en scène pour exprimer un état, une ambiance. Le théâtre. À la manière de Lerski, Nicholas Amberg se donne volontiers le rôle de metteur en scène lorsqu’on discute du rapport qu’entretient le photographe avec le réel et, pour lui, la série d’Atemporal Ground reflète davantage «un moment dans sa tête» (son théâtre personnel) que toute autre tentative de montrer la réalité des gens invités à jouer les modèles en studio. «Je cherche avant tout à m’approcher au plus près du visage. Je regarde et j’attends. C’est un peu comme une promenade en forêt. Un long processus d’exploration des lieux. Il n’y a pas vraiment de moment propice ou d’instant décisif, plutôt des séries de mouvements qu’il me semble intéressant de capter». Dans la vie de tous les jours, les gens qui apparaissent sur ces images en noir et blanc sont probablement très différents. Bien peu de ressemblance. Avec la photo, leur visage apparaît tel que perçu par le regard de l’autre. «Le véritable regard photographique est sans doute à trouver en cela : dans le fait que nous regardons le regard de quelqu’un sur le monde, et non ce monde lui-même.3
Visage et paysage
Je voulais que Nicholas Amberg discute de ses portraits. Tout doucement, il a proposé le mot visage. Puis, il en est venu au paysage, à la cabane où il allait, enfant, la lumière entre les arbres, un lac. L’avancée des jours, des saisons, les marques du temps. Traduire les ressemblances entre visage et paysage en montrant les réseaux de lignes, en balayant les surfaces comme les zones de profondeur. Visage et paysage en métamorphose perpétuelle. Voyage de l’un à l’autre. Complémentarité.
« Pas un visage qui n’enveloppe un paysage inconnu, inexploré, pas de paysage qui ne se peuple d’un visage aimé ou rêvé, qui ne développe un visage à venir ou déjà passé. Quel visage n’a pas appelé les paysages qu’il amalgamait, la mer et la montagne, quel paysage n’a pas évoqué le visage qui l’aurait complété, qui lui aurait fourni le complément inattendu de ses lignes et de ses traits? » (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux).
Des lignes, des traits, des taches, des cavités, Amberg n’épargne aucun détail. Et ce tissage de pores, de poils et de stries, loin de nous suggérer une analyse clinique du faciès, donne lieu à une lecture attentive et poétique des écritures présentes sur la peau. Les photographies d’Amberg nous rappellent que le visage est couvert d’un cuir très fragile percé d’orifices. «Le visage est une surface : traits, lignes, rides du visage, visage long, carré, triangulaire, le visage est une carte, même s’il s’applique et s’enroule sur un volume, même s’il entoure et borde des cavités qui n’existent pi us que comme trous.»4 Rapprocher le visage et le paysage permet, en quelque sorte, de faire éclater la représentation plus traditionnelle de la figure humaine, qui passe par la recherche d’une certaine «perfection» esthétique, et le travail sur la ressemblance (ressembler à l’image que l’on a de soi ou de l’autre, dans la réalité). Les photographies d’Atemporal Ground nous amènent à «déborder» du visage pour établir une connexion du côté du paysage.
Le visage et la carte…
Dans un article sur les différents usages de la carte — De la carte image à la carte instrument? — l’auteur Jean-Marie Homet écrit :
« Portrait du visible et de l’invisible (…) objet esthétique proche de son modèle mais enrichi de ce qui est souvent dérobé aux simples regards (…) elle (la carte) est aussi une conquête spirituelle de l’espace, un besoin d’évasion, une curiosité, la fascination de l’inconnu, l’instrument indispensable pour se repérer, se déplacer, se fixer des limites, savoir où se trouve l’autre. »
Cartes des courants marins, cartes des vents, cartes du ciel, cartes des routes et cartes des sentiers. Une carte est un objet ouvert qui possède des entrées multiples. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toutes sortes. La carte peut devenir un lieu de méditation. En cela, les visages d’Amberg sont comme des cartes-paysages qui invitent au voyage. Franchir le cadre de la photographie et suivre un réseau de rides, s’arrêter sur un point, imaginer les plis de la commissure des lèvres, se perdre dans le blanc d’un œil, dans le noir d’une pupille. Tous les parcours sont possibles… «Il n’existe pas de lieu au monde où je ne puisse faire mes promenades» (Kafka, Journal).
Traverser le visage
Même si Nicholas Amberg cadre «serré» ces visages qu’il regarde par le biais de la lentille de son appareil, nos yeux glissent sur la surface de l’image et s’inventent mille et un itinéraires de voyage. Dans le cas des photographies plus sombres ou lorsqu’un profil est caché, les traits du visage se soustraient à l’organisation de la figure humaine. Je ne reconnais plus le visage, je suis ailleurs, en zone trouble. La fêlure est ouverte. Le visage change de nature et de territoire. La carte me guide au cœur d’un pays que je ne connais pas. Les yeux, trouées noires, m’aspirent. Une solution : traverser. Voir plus loin…
« Je ne regarde plus dans les yeux de la femme que je tiens dans mes bras, mais je les traverse à la nage, et je vois que derrière les orbites de ces yeux s’étend un monde inexploré, monde des choses futures. » (Henry Miller, Tropique du Capricorne).
Je voulais que Nicholas Amberg discute de ses portraits. Tout doucement, il a proposé le mot visage. Il a parlé de tous ces magazines de grands reportages qu’il a feuilletés enfant. Pays étrangers, forêts amazoniennes. Grand Canyon, villes américaines. Toujours, des visages rencontraient des paysages, entrecroisés d’images racontant la vie et la mort, l’amour. Parfois, quelques lignes commentaient les photos. Ils les lisaient. Il a proposé le mot visage et il a parlé du goût des livres. Peut-être que les photos que l’on fait peuvent traduire des phrases?
Aucun recours mais l’envahissement
de ton visage je n’ai plus le sens d’ancien
contemplement
je marche au dedans de cet espace
nouveau de cette largesse de la terre
sous l’ample demeure de la neige.
(Marie Uguay, Poèmes)
1 Marie Uguay, Poèmes, Saint-Laurent, Éditions du Noroît, 1986.
2 Tiré de Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
3 Régis Durand, Le Regard pensif, Paris, La Différence, 1990.
4 Mille Plateaux, p. 208.
5 Jean-Marie Homet, «De la carte image à la carte instrument», Études Françaises, n°21 .2.
Originaire de Montréal, Suzie Larivée termine actuellement une maîtrise en étude des arts à l’Université du Québec à Montréal. Elle développe, depuis quelques années, un corpus de textes remarquables sur l’œuvre de l’artiste Nicole Jolicoeur. Elle publie aussi régulièrement des textes accompagnant des expositions, des articles dans des revues et des catalogues d’art contemporain. Enfin, Suzie Larivée est recherchiste pour le réseau des Maisons de la culture de Montréal.