[Automne 1993]
par Pierre Dessureault
Images difficilement classables que celles de Benoît Aquin, au moins à la mesure du refus de leur auteur de se laisser cataloguer dans un genre précis.
Au premier coup d’œil, elles revêtent toutes les apparences de ce que d’aucuns appellent dédaigneusement photographie documentaire, comme si de prendre la réalité à témoin pour dresser un constat de l’état du monde et témoigner de son époque devait exclure le photographe de l’univers de l’art et des choses intellectuelles. Aquin, comme plusieurs photographes de sa génération nés dans les an nées 60, a choisi de situer son travail dans cette tradition du documentaire, tradition d’autant plus vivace au Québec que l’approche directe a marqué la production de toute une décennie quia épousé les unes après les autres les grandes causes du temps et a milité sans relâche pour le changement social.
À l’opposé de leurs prédécesseurs, ces photographes refusent le carcan du militantisme et entendent regarder le monde en toute liberté. De 1988 à 1991, Aquin est membre actif de Stock Photo, agence qui entend encourager la production de reportages en profondeur sur des sujets d’actualité. Dans cet esprit, il consacre plusieurs mois à la réalisation, en 1 988 et 1990 respectivement, de deux documents sur l’Amérique centrale dans lesquels il propose une vision alternative de sujets hautement médiatisés : la culture indigène du Guatemala et le désarmement des Contras au Nicaragua. En décrivant minutieusement les faits et gestes des gens ordinaires, en détaillant méticuleusement les traces des cultures indigènes, il oppose aux généralités de l’information véhiculée par les médias la singularité des destins individuels.
Aquin pousse plus avant sa réflexion sur les images et leur capacité à nous informer de la réalité dans le reportage qu’il réalise, en 1990, avec Robert Fréchette et Peter Sibbald sur la crise d’Oka. Il n’est plus question ici de prendre le contre-pied de l’information officielle en mettant en lumière la face cachée des événements, mais bien plutôt de montrer de quelle façon notre perception de l’actualité est pure construction. Chaque image de ce projet remet en cause le rôle dévolu au journaliste qui devient simple porte-parole des factions rivales, simple courroie de transmission dans une lutte impitoyable pour obtenir du temps d’antenne. Dans le cirque médiatique, le flot discontinu d’images et d’impressions est livré tout chaud, en vrac, sans aucune distance, au spectateur impuissant et fait office de vérité immuable. Le photographe-documentariste, pour sa part, continue d’œuvrer à son corps défendant dans la fixité des images qui permettent un regard critique qui n’est destiné ni à plaire ni à conforter les opinions reçues.
En parallèle à ces projets, Aquin a entrepris, en 1989, la réalisation d’un document sur Haïti et sa diaspora. Images sobres, en apparence toutes classiques, de moments du quotidien saisis au vol : homme taillant les ergots d’un coq de combat, enfant recevant une injection, mère nourrissant son enfant, groupe lors d’une cérémonie vaudou, enfant regardant à travers les barreaux d’une clôture. Ces photographies évitent deux pièges auxquels succombent bon nombre de documents traitant du voyage et de «Tailleurs» : l’exotisme convenu qui trivialise les cultures en les réduisant à la couleur locale et la rectitude morale qui érige la mauvaise conscience en rempart contre les erreurs du passé et notre position de privilégiés. D’une part, l’altérité vient se perdre dans l’illusoire universalité de la condition humaine, de l’autre, les individualités se réduisent à une constellation de particularismes.
Aquin approche patiemment ses sujets, participe à leur vie, les traite comme des égaux, les rencontre sur leur propre terrain sans cependant renier sa culture ni modifier ses réflexes. Il saisit au vol des instants de plénitude et de communion avec ces gens, tranches de vie qui finissent par révéler autant du photographe et de ce qui l’anime que de ses sujets. Ce qui fait le poids de ces images, c’est l’expérience dont elles témoignent : la quête de soi en se mesurant à l’autre et, en l’embrassant, la reconnaissance de l’inéluctabilité de sa différence. Délivrées de la redondance de l’anecdote et de la sujétion aux canons de la description, elles communiquent une certaine texture d’existence, un équilibre précaire entre les humains et le milieu où ils évoluent. La somme de ces instantanés denses remet à l’ordre du jour la curiosité dans un monde saturé d’images, blasé de ses privilèges, qui a tout vu, tout entendu, qui s’est fait des idées immuables sur tout, qui a participé in absentia à tous les événements de la planète, qui a vécu par procuration dans mille cultures étrangères.
Conservateur adjoint au Musée canadien de la photographie contemporaine d’Ottawa, Pierre Dessureault a débuté sa carrière au sein de l’Office National du Film du Canada. Il a été conservateur d’expositions importantes, dont Serge Tousignant : Parcours photographique et L’Époque Tata, et fut conservateur invité au premier Mois de la Photo à Montréal, en septembre 1989. À cette occasion il réalisa l’exposition De politique et de conventions, présentant les travaux de huit remarquables photographes canadiens ou vivant au Canada. Ses textes et ses articles sont publiés dans plusieurs catalogues et revues.
Originaire de Montréal, Benoît Aquin a vécu plusieurs années en Amérique centrale. Spécialiste du reportage et de la documentation photographique, il affectionne particulièrement les sujets d’obédiences multiculturelles et tiers-mondistes. Benoît Aquin a été membre de l’agence Stock Photo et travaille actuellement comme photographe pigiste.