Jean-François Bérubé, Le jeu du portrait – Suzie Larivée

[Hiver 1993]


par Suzie Larivée

Portrait : n. m. (Portret, pourtrait, 1175; p.p. de portraire « dessiner »)… Jeu du portrait, où un joueur doit deviner le nom d’une personne (ou d’une chose) en posant des questions auxquelles on ne répond que par oui ou non.Le Petit Robert, page 1489.

«L’art du portrait consiste à laisser entrevoir la richesse de l’échange qui a eu lieu entre le sujet et l’artiste, et le sujet et lui-même, et à donner au spectateur le sentiment d’une intelligence de ces enjeux subtils.» ⎯ La Part de l’ombre1de Régis Durand, page 55.

«Maintenant, les gens me disent que je suis portraitiste…» ⎯ Jean-François Bérubé, le 19 octobre 1993.

Profession : photographe et grand champion au jeu du portrait. Plusieurs de ses photos, que l’on retrouve au fil des semaines en page couverture du magazine Voir, sont passées sous les yeux de milliers de personnes. D’autres, parmi ses images, illustrent des pochettes de disques, des affiches. Les photographies de Bérubé partagent le « quotidien culturel » d’un public imposant.

En septembre dernier, à l’occasion du Mois de la Photo à Montréal, notre photographe était invité à présenter une sélection de ses travaux des dernières années, réalisés en grande partie pour le magazine Voir, dans la salle des pas perdus de la Place des Arts, rue Sainte-Catherine Ouest. N’y voyez là aucune offense à la qualité des œuvres de l’artiste! Les Portraits choisis — titre donné à l’exposition — de Bérubé profitaient, une fois de plus, d’une expérience de diffusion large, ce qui, au fond, répond à leur vocation première. Réunis en série et détachés du contexte de la publication hebdomadaire, les portraits comblaient le regard du spectateur de passage, fasciné et jaloux, pour un moment, de ce courant d’intimité irrésistible qui paraissait s’être établi entre le photographe et son modèle. L’art du portrait consiste à « […] donner au spectateur le sentiment d’une intelligence de ces enjeux subtils…»

Portraire – dessiner un corps, dessiner une âme
Dans La Chambre claire2, Roland Barthes rappelle que les grands portraitistes sont aussi de grands mythologues. À la fin du XIXe siècle, en France, Nadar photographia les gens célèbres de son époque : comédiens, écrivains et philosophes. Avedon fit, au cours des dernières décennies, des centaines de portraits de la high class new-yorkaise. Des images qui se veulent les témoins d’une société, qui contribuent à lui donner un visage (une apparence) qui, peut-être, saura traverser le temps. Autour de la même idée, Régis Durand parle de portrait photographique comme d’un geste décisif, qui « condense en général un ensemble de signes qui établissent une cohérence et une appartenance (psychologiques et sociales) »3. Portraits devenus points de référence, malgré la mouvance des conventions.

Jean-François Bérubé établit, lui aussi, une véritable galerie de portraits qui témoigne de l’actualité culturelle québécoise : acteurs, musiciens, gens des arts et de la scène. Autant d’individus appartenant au domaine public, rarement inconnus des yeux qui les jaugent. Au sein de notre petit théâtre intérieur, la plupart des « sujets » de Bérubé occupent un rôle et possèdent une image qui relève à la fois de la réalité et du fantasme, à rapprocher de ce que Durand nomme « la fable de l’identité ». Nous jouons tous au jeu du portrait; nous construisons des personnages à coups de oui et de non.

Pour réaliser ses photographies, Bérubé travaille en studio ou explore l’environnement de son modèle. Il compose un climat. L’exercice donne lieu à des images sobres, répondant à une certaine tradition du portrait : solitude du modèle, importance du visage, présence marquée des mains, postures. Les portraits de Michel Chartrand et de Jean-Paul Riopelle qui m’émeuvent énormément nous offrent les images de deux battants, cheveux blancs indomptés, cigarette portée à la bouche. Densité du noir, éclat du blanc qui permettent de laisser voir les marques du temps. Visages et mains (aussi vives que les visages) devenus l’espace circonscrit d’un réseau de lignes, de traits, de rides, de veines. Et des plis pour les yeux.

La force de ces portraits d’hommes tient peut-être au fait qu’ils peuvent être parcourus comme le roman d’une vie ou, de manière plus abstraite, comme un territoire d’ombre et de lumière, accidenté. Et cela, qu’ils soient ou non identifiés à leur « personnage ».

Dessine-moi un corps, je te dessinerai mon âme… Le portraitiste nous livre essentiellement sa vision du monde et des êtres, amalgamée au jeu identitaire mené par le sujet photographié. Le portraitiste photographie ce qu’il voit, mais il modèle sa vision par le cadrage, l’éclairage, l’utilisation d’accessoires, par tout un jeu de mise en scène. La photographie est illusion, mais la photographie « demeure aussi un témoignage de vérité »4, du fait qu’elle témoigne d’une rencontre, d’une présence. « L’art du portrait consiste a laisser entrevoir la richesse de l’échange qui a eu lieu entre le sujet et l’artiste, et le sujet et lui-même …».

Nous jouerons au jeu du portrait. Nous oublierons les questions. Dessine-moi un corps, je te dessinerai mon âme…

1 Régis DURAND. La Part de l’ombre, Paris, La Différence, 1990.

2 Roland BARTHES. La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard/Seuil, 1980.

3 Régis DURAND, op cit., p. 54.

4 Régis DURAND, Le Regard pensif – Lieux et objets de la photographie, Paris, La Différence, 1990, p. 67.


Originaire de la vallée de la Matapédia, Jean-François Bérubé a été initié très jeune à la photographie par sa sœur Suzanne (décédée depuis). Il acquiert ensuite sa formation photographique au cégep de Matane. Il se perfectionnera en travaillant à Montréal comme assistant auprès de photographes réputés. Jean-François Bérubé présente régulièrement ses œuvres dans des expositions solo ou de groupe. On retrouve ses photographies dans de nombreuses publications au Québec et au Canada ainsi que dans des collections privées et à la banque d’œuvres d’art du Musée du Québec.

Originaire de Montréal, Suzie Larivée termine une maîtrise en étude des arts à l’Université du Québec à Montréal. Elle développe, depuis quelques années, un corpus de textes remarquables sur l’œuvre de l’artiste Nicole Jolicoeur. Récemment, elle présentait le jeune photographe Nicholas Amberg dans le n° 23 de CV photo. Elle publie aussi des textes accompagnant des expositions ainsi que des articles dans des revues et des catalogues d’art contemporain. Enfin, Suzie Larivée travaille pour le réseau des Maisons de la culture de Montréal.