L’art contemporain est et doit être

[Hiver 1993]

par Marcel Blouin

L’art se cherche. Le propre de l’art n’est-il pas de se chercher, de se questionner? Serait-il plus juste d’affirmer que l’art permet de jeter un éclairage sur l’humain qui I se cherche ? Dans une époque où personne, nulle part, ne veut plus interroger, voire s’engager, « se mouiller », l’art demeure encore et toujours un phare indispensable et peut-être désormais le seul au développement critique de la société.

Le fait de questionner l’art en tant qu’utilité sociale et de mesurer ses retombées à court terme comme certains (Luc Chartrand dans L’Actualité du 15 octobre 1993 et Jacques Dufresne, depuis déjà quelques années) désirent le faire m’apparaît beaucoup plus dangereux en tant que phénomène que ces mêmes gens considérés individuellement. Ceux-ci sont sous l’emprise de « l’état d’esprit consumériste » du « bon citoyen », si fort qu’il fait partie intégrante de leur façon d’approcher l’art : si je ne peux pas le consommer, c’est-à-dire l’acheter et en faire ce qu’il me plaît par la suite, même théoriquement, cela n ‘a pas d’intérêt. Avez-vous vu le film The Architecture of Doom ? On y voit Hitler rejetant l’avant-garde de l’époque, aujourd’hui portée au pinacle. Je ne peux m’empêcher d’y voir un certain parallèle avec ceux qui, aujourd’hui, mettent en doute la nécessité de l’«art contemporain ».

« Le peuple » serait devenu inculte à cause de la télévision. Ou plutôt, sommes-nous à remettre en question la tentative de démocratisation de l’art avec des musées ouverts à toute la famille sans distinction de classe sociale ? L’après-Deuxième Guerre mondiale semblait offrir argent, éducation et loisirs pour tous. En effet, jusqu’au début des années 1980, avec une progression constante, le sort de l’humanité (occidentale) allait s’améliorant : plus grande richesse, classe moyenne élargie, accessibilité à l’éducation. Sur cette lancée, dans les années 1980, même si les enjeux économiques n’étaient plus aussi favorables, les musées s’érigent à grands frais avec le mandat de rejoindre un large public. Mais voilà, large public et programmation ne font pas toujours bon ménage. Cela ne signifie pas qu’une programmation grand public est automatiquement de mauvaise qualité et sans fondement historique, mais cela suppose des sacrifices et des combats inutiles qui peuvent aller jusqu’à remettre en question la politique d’acquisition des musées. Au nom « du peuple », dit-on, des députés et des journalistes qui n’ont certes pas toujours une connaissance suffisante du milieu des arts se portent à la défense de « la démocratie ».

Les arts visuels peuvent-ils rejoindre un large public ? La photographie peut s’amuser ici et là à répondre par l’affirmative, mais elle n’échappe pas au fait que l’art contemporain est une création personnelle qui n’a pas pour finalité première d’être reçue et comprise par un large public. Est-il possible d’admettre que l’art contemporain s’adresse à un groupe de « concernés par la chose artistique » ? Ou plutôt, n’est-il pas possible de reconnaître et d’accepter le fait que « les concernés par la chose artistique » issus de différentes disciplines (cinéma, théâtre, musique, littérature, danse et, pourquoi pas, quelques poètes du monde des affaires et de l’informatique, sans oublier un public mondain) y puisent idées, concepts, influences et bases de leurs recherches menant, à leur tour, à la création d’une œuvre qui, elle, est reçue possiblement par un large public.

N’en déplaise aux nostalgiques, dans le champ de l’art contemporain, l’artisan est mort, le concept est roi, l’état d’esprit est maître. Ce qui n’est pas sans avoir de lien avec la mise en marché de produits. Voilà pour le côté négatif, mais cela a aussi à voir avec le monde de plus en plus abstrait dans lequel nous vivons. Ce qui faisait, jadis, la richesse d’un pays étaient ses matières premières, ensuite ce fut la transformation de ces mêmes matières, aujourd’hui c’est «le comment» de la transformation de ces matières premières, « le comment du mieux-vivre » et de l’aliénation « le comment du comment ». Il s’agit d’une abstraction dans la mesure où il est question « d’information », « de savoir-faire », « de concept », « d’immatérialité ». L’art contemporain est aujourd’hui immatériel, au grand désespoir des artisans et de ses adeptes.

L’art contemporain ne peut être débranché de la vie contemporaine. Élémentaire. Les matériaux utilisés sont plus que des matériaux, il s’agit d’une idéologie sous-entendue. L’art peut même dénoncer, entre autres. Personne ne critique plus, seuls les artistes semblent encore pouvoir/devoir le faire. La critique est nécessaire au renouvellement d’une société, et cela ne peut se chiffrer. Les débats actuels sur l’art contemporain m’apparaissent importants, mais mal aiguillonnés si l’on se contente de demander s’il vaut la peine d’y consacrer une partie des fonds publics. Les grands perdants risquent d’être les artistes eux-mêmes.

On doit s’intéresser au « voyagement de l’information». Actuellement, se pencher sur les « méga réseaux internationaux » où s’échangent des millions d’informations chaque jour m’apparaît une nécessité et une réalité incontournable du monde dans lequel nous vivons. En quoi cela a-t-il des liens avec l’art contemporain, avec la photographie ? Laissons travailler notre imagination et nous trouverons. De plus, je crois que les artistes devraient investir d’autres réseaux de diffusion que les seuls musées, galeries et centres d’artistes. L’ouverture sur les médias électroniques (arts médiatiques) est une piste importante. Comment se fait-il que les arts visuels ne puissent s’intégrer dans le monde de la télévision? Affirmer que « le monde sont cruches » ne peut tout de même pas tout expliquer. Dans le cas de la photographie, «image fixe» et écran cathodique semblent faits pour s’entendre. Pénétrer, exposer (et au besoin trafiquer) des bases de données qui compilent et font circuler des informations sur la vie privée de milliers de familles devrait être considéré comme une œuvre d’art. Cela peut paraître farfelu, tout comme les ready-made de Marcel Duchamp à l’époque, mais l’art devient impalpable et doit utiliser les matériaux contemporains mis à sa disposition par la société postindustrielle. J’aime beaucoup la peinture de Van Gogh, mais elle n’est plus de notre temps, si ce n’est pour les marchands d’art. Ou plutôt, l’art serait-il devenu éphémère ? De toute façon, l’art a-t-il vraiment déjà été béni d’un sens universel ?

Marcel Blouin,Codirecteur

La transgression de l’interdit nous fascine. Il devient difficile de provoquer, de choquer plus encore que la télévision ne le fait. Ce numéro de CV photo n’a pas pour objectif de vous choquer, vous l’aurez remarqué. Il propose trois démarches que l’on pourrait qualifier de tranquilles, paisibles et sereines dans le sens de : voici un type de rendu, de langage et de message auquel vous ne pourriez avoir accès ailleurs et qui me convainc qu’une introspection ne peut faire de mal à personne si elle est empreinte de sensualité.

Une amie me faisait remarquer récemment que CV photo a maintenant une âme. Ah bon ! En attendant les subventions adéquates, la revue a au moins une âme, me suis-je dit. CV photo, maintenant bilingue, a atteint son rythme de croisière et elle continuera à aller de l’avant. Nous invitons les photographes et de nouveaux auteurs à nous faire parvenir leur travail et leurs suggestions de projets. À bientôt et merci à nos lecteurs qui sont de plus en plus nombreux !