[Hiver 1993]
par Ken Straiton
Le développement de la série
C’est en apprenant à de la série comprendre Tokyo et en travaillant sur Séquences de Tokyo, depuis les huit dernières années, que je découvre les éléments nécessaires à son interprétation.
Cette ville, surtout lorsqu’on vient tout juste d’y arriver, s’apparente à un magma, fait d’une multitude de séquences cinématographiques inutilisées. Lorsqu’enfin vous croyez pouvoir y suivre une trame, vous vous trouvez de nouveau devant l’inconnu. Une image unique ne suffirait pas à la décrire.
L’image panoramique s’est avérée efficace pour saisir le paradoxe de cette ville. J’ai aussi utilisé des séquences de trois images pour traduire l’intimité et la dimension humaine du sujet. Combiné aux panoramas, le dialogue entre ces types d’images évoque la stratification de Tokyo. Ces juxtapositions exigent qu’on réexamine chacun des éléments de l’ensemble. Il n’existe pas pour moi de formule établie de relation entre les panoramas et les séquences de Séquences de Tokyo. Elles sont à la fois formelles et symboliques, utilisant les combinaisons que j’estimais capables de produire un impact visuel et émotif.
Je me suis situé, pour Séquences de Tokyo, plus en retrait du sujet que je ne l’avais fait précédemment dans mon travail. Cette approche est motivée par l’organisation de la ville elle-même, je voulais qu’elle se raconte. J’ai pris suffisamment de recul face au sujet pour que le contour de la ville parvienne à s’insérer dans mes cadrages.
Réflexions sur la ville
J’ai toujours eu un intérêt pour les villes, intérêt qui va de pair avec le plaisir de les photographier. J’aime la campagne, mais c’est la ville qui alimente mon esprit et mes yeux. Mon intérêt se porte, en fin de compte, sur l’être humain. Pour moi, le paradoxe est que les villes sont l’œuvre de l’homme, lui-même produit de la nature.
On peut tracer le portrait d’une société en photographiant une ville. Au fil du temps, son allure et sa personnalité façonnent la société qui y croît. En ce sens, Tokyo est différente des villes nord-américaines où j’ai grandi et encore plus des villes européennes que j’ai connues par la suite. Si Tokyo est différente, c’est qu’au cours de notre siècle elle a, en plus de connaître une explosion démographique remarquable, vécu trois grandes vagues de destruction et de reconstruction : le tremblement de terre de Kanto, la Deuxième Guerre mondiale et la frénésie spéculative qui s’est emparée d’elle depuis les années 1980. Puisque chaque vague s’est soldée par l’anéantissement du paysage urbain précédent, on peut dire que, contrairement à la plupart des autres grandes métropoles, Tokyo s’est vu offrir trois fois, en moins d’un siècle, la chance d’échapper au passé et de se remodeler conformément à sa vision contemporaine.
La sensation de nouveauté et d’éphémère qu’on ressent à Tokyo me pousse à me réfugier dans les temples bouddhiques et shintoïstes, havres de tradition dans cette mer de changement. L’idée de permanence, exprimée sous diverses formes, est fondamentale à ces lieux. En regardant les épreuves de Séquences de Tokyo, j’ai constaté que plusieurs photos montraient des cimetières, soit en arrière-plan, soit comme sujet principal. Je me suis ainsi rendu compte qu’ils sont pour moi une sorte de port d’attache au sein d’un environnement en perpétuel changement, des oasis de calme et de nature.
J’ai pour principe que l’environnement créé par les hommes, si humble soit-il, est investi d’une signification et qu’il recèle forcément des éléments d’expression. Je m’intéresse particulièrement au monumental, parce qu’il représente une tentative délibérée de spiritualiser le matériel et essaie de nous impressionner en exposant la puissance de son constructeur. Dans Séquences de Tokyo, on trouve des éléments de la ville qui se veulent monumentaux, alors que d’autres le sont par inadvertance, comme c’est le cas de la gigantesque infrastructure de Tokyo — un monument à l’ingénierie et à l’ambition du XXe siècle. La ville, organisme vivant, s’est donnée une existence propre.
Pour la plupart des gens, Tokyo paraît être un lieu de confusion, provoquant chez eux une surcharge visuelle et sensorielle. Ce fouillis apparent et l’effervescence continuelle qui régnent à Tokyo sont partie intégrante de sa nature. À cause de la construction impitoyable et du mouvement perpétuel qu’on retrouve à Tokyo, on perçoit une insécurité face au progrès, et, parfois, le sentiment poignant que quelque chose est en voie de se perdre ou est déjà perdu. Les traditions culturelles semblent exister dans un environnement qui leur est étranger.
Commentaire personnel
Ma relation émotionnelle avec Tokyo est semblable à celle de tous ceux qui y ont vécu et qui croient qu’on ne peut qu’aimer et haïr cette ville en même temps. J’ai un profond respect pour l’élégance des traditions japonaises, mais je trouve également une source d’inspiration dans le Tokyo moderne.
Je réfléchis sans cesse sur les problèmes urbains, peut-être parce que j’ai étudié la psychologie sociale et l’architecture. J’essaie constamment d’imaginer un équilibre parfait entre les nombreuses exigences, souvent paradoxales, du fonctionnement d’une société urbaine.
Un texte de Ken Straiton adapté par Robert Legendre
Né à Toronto, Kenneth John Straiton fréquente d’abord l’Université de Waterloo. Il développe ensuite un grand intérêt pour la photographie et le cinéma en étudiant à l’Université de Colombie-Britannique puis enseigne au Emily Carr College of Art and Design. Grand voyageur, après l’Europe, c’est l’Asie, et plus particulièrement le Japon, qui l’attirent. Il vit maintenant à Tokyo. Ses images sont régulièrement présentées au Japon, en Europe et en Amérique du Nord. En février 1993, il exposait le corpus Tokyo Stories à l’ambassade du Canada à Tokyo.