[Été 1994]
par Stéphane Chagnon
Charlotte Rosshandler, à Montréal, en laissant derrière soi l’architecture victorienne de l’avenue Laval et les pièces chargées d’artefacts du rez-de-chaussée pour se retrouver dans un espace aux allures d’arrière-scène.
La pièce au décor sobre invite, par sa tranquillité, au détachement de toute préoccupation extérieure. Seules quelques photographies ici et là rappellent le passage de la photographe dans le monde.
Déployé comme toile de fond, un rideau noir trahit le lieu de la prise de vue. C’est là que, depuis sept ans, Charlotte Rosshandler réalise des portraits d’artistes, d’amis et de connaissances.
Chez Charlotte Rosshandler, l’acte photographique est vécu à l’opposé des attributs utilitaires qui régissent souvent le portrait et figent le genre dans une roide plasticité. Chaque prise de vue est une expérience en soi qui contient son propre déroulement, son vécu et ses émotions. « Mes images sont parfois des métaphores », dira-t-elle.
Charlotte chemine par l’intuition et la sensibilité à travers ce que Roland Barthes appelle le champ clos de forces de la photo-portrait1 dont elle connaît bien les dédales. « Il est difficile de photographier les gens qui en font eux-mêmes la demande, explique-t-elle, car ils ont une idée préconçue. L’expérience est rigide, consciente, théâtrale et plus contrôlée. » Sa quête d’authenticité l’amènera à chercher les moyens de désamorcer les pièges de l’opération.
Secouant le joug du conscient, la photographe sonde, en ouvrant grande la porte à tous les imprévus, l’imaginaire des êtres qu’elle photographie. Derrière l’artiste qui pose, elle trouve l’individu, ses états d’âme et la nature multiple de l’être. Elle découvre des êtres doubles, triples, quadruples qui se dévoilent peu à peu.
Charlotte ne tente pas d’accoler d’objets à ses sujets pour faire vivant2. Elle ne s’encombre pas des distractions de l’accessoire. Les tirages montrent des personnages dépouillés d’artifice dans un décor dénudé. La photographie de Charlotte Rosshandler happe le regard et le mouvement du corps. Comme par le jeu d’une danse intérieure au sujet, des esquisses de silhouettes expriment sa présence même, un peu comme l’ombre réitère l’existence des êtres et des choses.
On serait tenté de qualifier cette approche d’ascétique, n’était l’extraordinaire densité qui s’en dégage et qui, par sa puissance, fait éclater les limites du genre. Un tremblement de l’image servira à traduire toutes les vibrations créées par un virtuose du violoncelle, et l’on croit presque entendre résonner les envolées musicales qui lui donnent ce sourire extasié.
La pratique qui caractérise aujourd’hui l’art de Charlotte Rosshandler est en fait l’aboutissement d’une démarche qui l’a vue parcourir, durant plus de vingt ans, le monde, ses pays, ses cultures. À cette époque, chaque voyage devient un véritable journal photographique. Au fil du temps, cependant, son expérience l’amène à cheminer vers un rapprochement de plus en plus étroit avec les sujets qu’elle photographie. Elle délaisse les grandes artères achalandées pour emprunter les voies qui mènent vers l’autre.
La photographe montréalaise parcourt le milieu artistique et arpente les ateliers d’artistes en quête d’images. Elle y scrute les gestes et se laisse imprégner du quotidien de l’artiste, à la fois semblable et différent. Les portraits issus de cette période conjuguent les divers éléments qui composent l’univers du personnage photographié : son œuvre, ses outils, ses objets, son regard. S’annonce, en sourdine, l’expression vers laquelle elle va bientôt tendre.
C’est en cherchant à cerner l’identité des créateurs et des créatrices que Charlotte Rosshandler pénètre le champ secret de l’intériorité. « Les portraits ont évolué en fonction de mes questions », confie-t-elle. Désormais, la prise de vue s’effectuera dans son studio, avenue Laval.
Là, devant la nudité du rideau noir, Charlotte Rosshandler, utilisant des temps prolongés de pose, arrive à saisir de multiples expressions qui témoignent, chez le sujet, du passage d’un état à un autre. «Mon appareil-photo m’a ralentie au point que les sujets deviennent mobiles sur le négatif. » La nature complexe de l’individu émerge progressivement.
Cette dimension revêt une importance primordiale dans l’œuvre de Charlotte Rosshandler, qui la décrit ainsi : « On se doit d’être attentif lorsqu’une apparition se manifeste. Chaque aspect est une composante intrinsèque de l’être. On ne peut en nier une quelconque partie, au risque de voir l’ensemble nous échapper. »
Ce souci de l’intégrité de l’expérience intérieure, Charlotte le ressent également à l’égard des rapports entre les êtres. L’individu ne peut être considéré en dehors de ses rapports extérieurs. Pour la photographe, une main tendrement posée sur l’épaule évoque l’attachement, l’affection. «C’est à travers les autres qu’on apprend à se connaître », ajoute-t-elle.
Ses portraits conjuguent trace du corps et présence de l’esprit; ils nous renvoient à l’évanescence des choses et des êtres. Les transformations subséquentes qu’elle s’applique à saisir et à fixer sur la pellicule ne sont pas sans souligner le passage du temps, perçu comme une trame mobile entraînant les faits sous l’œil d’un observateur attentif. Temporalité des visages qui se modifient, des corps qui se déplacent, mais également succession des générations et continuité de l’être qui se projette dans un devenir.
D’aucuns ont souligné la similitude entre l’esthétique concertée des photographies de Rosshandler et certains effets involontaires résultant des temps d’exposition prolongés à l’époque de Louis-Jacques Mandé Daguerre. Cette qualité particulière concourt sans aucun doute à conférer une sorte de nostalgie aux œuvres les plus récentes de Charlotte Rosshandler.
Et voilà l’acte magique de l’art : la nostalgie, ce sentiment de temporalité alourdie, se dépose sur l’émulsion parmi les sels argentiques.
Mais derrière l’exercice photographique lui-même se dessine la trame d’une recherche plus fondamentale encore, plus profonde, plus intime ; celle des mouvements de la vie qui bat et qui se déplace dans le sens de son incontournable issue.
1 Roland Barthes, La chambre claire – Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard / Seuil, 1980, p. 29.
2 Ibid., p. 30.
Charlotte Rosshandler est née à la Nouvelle-Orléans en 1943. En 1969, elle s’établit à Montréal. Depuis plus de quinze ans, ses photos ont été reproduites dans des revues comme Time, Vie des arts, Saturday Night, Perspectives, OVO et ArtsCanada. Charlotte Rosshandler a participé à de nombreuses expositions collectives et solos. En 1993, le Centre Saidye Bronfman présentait une première rétrospective de ses œuvres. Retraçant vingt années de photographie, l’exposition Questions & portraits témoignait de l’évolution du portrait dans son œuvre. Ses photographies font partie de collections publiques et privées.
Directeur du Centre d’art Rotary, conservateur et photographe, Stéphane Chagnon détient une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec à Montréal et un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia, avec spécialisation en photographie. En plus de rédiger des textes pour des revues et des catalogues, il collabore à diverses expositions en arts visuels à titre de conservateur invité comme pour Regards sur la Chine, qui fut présentée en 1989 à l’occasion du 150e anniversaire de la photographie. Il œuvre aujourd’hui au centre d’exposition accrédité de La Sarre, en Abitibi.