[Été 1994]
par Nicole Gingras
Le Journal de Harry constitue le cœur de Pretty Ribbons, la plus récente œuvre de Donigan Cumming, réalisée sur plus de dix ans. Le Journal de Harry fait figure d’élément étranger dans l’ensemble de la production du photographe par la lacune des images de cette série, par son traitement quasi amoureux envers ses modèles et par l’épuration du moment dramatique représenté dans chacune de ces photographies.
Se succèdent dix-huit photographies alignées sur des murs tapissés d’extraits du journal intime de Harry Strong, reproduits sur un papier modeste en caractères d’imprimerie. Harry est un ami du photographe. Il meurt à cinquante-cinq ans, atteint d’un cancer du pancréas, et laisse son journal à Donigan Cumming qui en édite des passages pour cette série photographique. Nettie Harris y est l’unique personnage féminin. Elle rayonne. Muse, femme caméléon, à la fois sphinx et phénix, Nettie Harris, un réservoir de souvenirs, d’images, d’expériences, de traumatismes, de peurs contenues et transgressées. La pièce devient une gigantesque chambre blanche où se développent des instants évoqués, inventés, remémorés par des corps, par des couples qui se font et se défont. Car tel est le propos du journal tenu par Harry Strong : des relations impossibles à inscrire dans la durée, un univers de déception amoureuse et de trahison renouvelées.
Une femme, la même, est associée tour à tour à différents protagonistes; en tout cinq figures masculines, pour représenter dix couples. Au cœur de ces mises en relation, non pas la répétition, mais la reprise nous laisse entrevoir chacune de ces poses comme unique et différente. Les poses sont réduites à leur minimum, à leur essence, d’où leur force d’évocation. Elles constituent une suite d’expressions du corps au repos et s’appuient sur un langage gestuel né de l’association et de la proximité d’un corps avec un autre. On décèlera alors entre Nettie Harris et son partenaire du moment des liens différents de connivence et de proximité : liens de parenté physiques tels ceux pouvant exister entre frère et sœur, tension sexuelle, fragilité du corps dans la maladie, grande lassitude ou total abandon entre l’homme et la femme.
« Ce que la photographie propose, c’est de nous mettre en parfaite ressemblance avec nous-mêmes sans aucun critère pour en juger, au point qu’avec Blanchot on pourrait dire que l’extrême de la ressemblance, c’est de ne ressembler à rien, ou de se ressembler tous1. »
Chaque retour d’une pose ou d’un geste permet de revisiter un lieu, un souvenir et d’inscrire encore plus profondément les traces, de les recreuser pour mieux étoffer le corps. La force des images soutenues par la présence de Nettie Harris rend difficile la séparation entre le modèle et la femme de près de quatre-vingts ans. Entre la vie et la pose, il existe tout un univers de leurres, de fantaisies que l’on voudrait tour à tour vraies et imaginaires.
« Déjà je ne suis plus qu’une fine pellicule recouvrant un amoncellement de souvenirs. Je n’en peux plus. Qu’adviendrait-il de moi si cette peau venait à se rompre?2
Notre regard porté sur les murs de la galerie est attiré par la lecture de ces documents intimes. Il se superpose aux voix qui nous livrent ce même texte que nous lisons. Ce chevauchement du regard et de l’écoute illustre l’inévitable interrelation du sonore et du visuel chez Cumming. Il révèle également la complexité d’un dispositif qui hésite entre l’évanescent et le corporel. Il y a quelque chose de troublant et de puissant dans ces voix sans corps qui rappelle obliquement le dédoublement créé par la séparation entre le modèle et son image, entre la scène/le réel et la mise en scène. Autre effet de dédoublement, Donigan Cumming intervient sur la bande sonore. Il mêle ainsi sa propre voix à celle de l’homme nous livrant des extraits du journal de Harry et à la voix de Nettie Harris lisant un de ses poèmes. Comme les modèles et personnages de son imposante fresque, il est à la fois lui-même et autre dans cet impressionnant cycle d’investigation romanesque.
D’une image à l’autre, d’un extrait du journal à l’autre, on reconnaît le désir et la nécessité partagés par le photographe et ses modèles de s’attarder aux marques inscrites sur le corps, aux incidents du quotidien qui contribuent à rendre unique chaque existence. On perçoit chez Donigan Cumming une fascination pour la transmission orale. Il sait que le charme de la petite histoire opère irrésistiblement sur l’imaginaire. Un réseau complexe d’effets d’impressions est ainsi mis en œuvre. Le spectateur est convié à une réflexion sur la transformation des émotions en souvenirs, opérations du temps qui questionnent la fragilité et la vulnérabilité des expriences. Les images se lisent comme des multiples d’une réalité. Les paroles se succèdent et se répètent. Elles forment toutes deux une boucle qu’engendre un texte sans fin qui, dédoublé, supporte l’effet miroir présent dans les séries photographiques. Des personnages s’exposent et s’imposent à nous.
La voix comme le corps laissent des traces. Ils secouent l’inertie qui s’installe souvent dans l’image. La voix parle du corps. Elle est la mémoire des corps. Nettie Harris prête son corps, sa voix et son histoire à celle de Harry Strong. Ligure ambivalente et difficile à fixer, elle est toujours là, jamais la même et toujours elle-même dans ce rapport de séduction et de fascination qu’elle nourrit. Entre le photographe et son modèle un étonnant rapprochement s’opère. Désormais, il faudra parler de ce qu’ils nous ont donné à voir : des images informées par leur présence, leur regard et leur vision.
Sous l’emprise du magnétisme de Nettie Harris et des témoignages de Harry Strong, Le Journal de Harry réussit par son climat d’intimité à s’approcher de ces drames quotidiens qui font notre existence. Dans ce flot d’images et de paroles, photographies et sons participent tous deux de la fiction. Les personnages apparaissent et disparaissent. Ils teintent au passage les images que nous regardons. Ils révèlent le poids du corps sur la mémoire et le vide de la disparition.
1 Danièle Sallenave, « Le corps imaginaire de la photographie » in Le Corps et ses fictions, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 93.2 Marlen Haushoefer, Le Mur invisible, coll. Babel, Paris, Éditions Actes Sud, 1992, p. 244
Donigan Cumming est photographe et vit à Montréal. Son travail est exposé dans différents musées et galeries au Canada, aux États-Unis et en Europe (solos, expositions thématiques, biennales de photographie).
Nicole Gingras est commissaire de l’exposition Donigan Cumming — Diverting the Image / Détournements de l’image, présentée à la Art Gallery of Windsor et au Centre international d’art contemporain de Montréal dans le cadre des Cent jours d’art contemporain. Elle est également réalisatrice de Les Images des autres, un film portant sur quatre photographes, et l’auteure d’essais sur la photographie, le cinéma et la vidéo. Nicole Gingras prépare actuellement un deuxième recueil d’essais sur les liens entre photographie et cinéma.