[Printemps 1995]
par Marcel Blouin
On parle de coupures, encore. Depuis 1980 que je m’engage dans le milieu de la photographie et j’ai l’impression d’entendre ce mot, synonyme d’inquiétude, pour la millième fois. Cette fois-ci, cependant, il faut bien l’admettre, le gouffre dans lequel on s’apprête à nous faire basculer n’a rien à voir avec la « réalité virtuelle ». Il semble au contraire bien réel et plus profond que jamais.
Pour tout bon gouvernement conservateur, quelle que soit sa couleur, coupure signifie resserrement chez les plus faibles, ceux qui ne peuvent se défendre, bref, ceux que nos gouvernants appellent volontiers « les moins nécessaires ». En d’autres mots, ceux qui n’ont pas de puissants lobbies pour les représenter. Il a donc été décidé en haut lieu que les services sociaux et les arts devront être coupés, car « nous ne pouvons plus nous payer de superflus ».
Si, comme moi, vous aviez 20 ans en 1980, il est plutôt difficile de se faire dire par le ministre des Finances que nous avons assez profité du système et qu’il est maintenant temps de se serrer la ceinture et de payer nos comptes. Je sais que le Québec et le Canada, ce n’est pas exactement la Yougoslavie, mais se foutre de la gueule des gens à ce point a des limites.
Phénomène inexplicable, quand ça va mal, deux directions sont également possibles sans que l’on puisse pour autant prévoir laquelle sera choisie : « la solidarité » ou « le chacun pour soi ». Sans faire appel à la théorie des mathématiques quantiques, il est permis d’affirmer qu’en effet certaines réactions sont imprévisibles compte tenu des multiples lectures possibles de la réalité. Les coupures dans le milieu des arts peuvent tout aussi bien favoriser « le rapprochement » ou « le comment vais-je faire pour conserver, voire grossir, ma part du gâteau ». Il faut plus que jamais faire preuve de clairvoyance et de jugement afin de différencier le discours et les gestes – les faits – des acteurs concernés. Savoir décoder est devenu un « must » : la codification-décodification et les modes de perception de la réalité n’étant pas seulement des concepts utiles à la compréhension de la photographie.
Nous, les artistes, sommes pour la plupart des rebelles dans la mesure où nous refusons de voir disparaître l’art et, par le fait même, une certaine forme d’intellectualisme qui l’accompagne, une réflexion indispensable ayant à peu près toujours la même finalité interrogative : qui sommes-nous ? Dans un contexte de vide intellectuel, de coupures et de conservatisme, l’artiste devient un résistant, une espèce en voie d’extinction. Il faut faire valoir notre travail et notre rôle avant de devenir des rejetés, des indésirables – et des pourchassés ? – parce que, eh oui, dans le merveilleux règne de la précarité, du chômage et de l’aide sociale, c’est ainsi que nous sommes trop souvent perçus.
En créant un espace d’exposition dans une revue d’art, les Productions Ciel Variable posent, en quelque sorte, un geste politique. Au-delà du discours, chacun des actes que nous posons, si petits soient-ils, peuvent servir la cause des artistes et de l’art. Montrer des photographies et publier des portfolios d’artistes sont des actes nécessaires, mais, oh combien, incompréhensibles dans une société où seuls priment la productivité, la rentabilité et le confort du conformisme.
Bienvenue au numéro 30 de CVphoto, bienvenue dans notre espace de résistance, tout en souhaitant que le milieu des arts visuels optera pour la solidarité et la clairvoyance dans les moments critiques que nous vivrons au cours de l’année 1995.
Translated by Jennifer Couëlle