[Automne 1995]
par Pierre Dessureault
Conservateur associé, Musée canadien de la photographie contemporaine, Ottawa
Depuis leur arrivée au Canada et leur établissement à Montréal, le couple formé par Clara Gutsche et David Miller s’est attaché à la production d’une œuvre photographique qui, au fil des projets, brosse un portrait de la ville et de ses habitants.
Les couples de photographes travaillant à une œuvre commune ne sont pas légion. Pensons aux Canadiens Carole Condé et Karl Beveridge ou encore aux Allemands Bernd et Hilla Becher : dans les deux cas, ces artistes mettent en commun leur vision et leur talent pour travailler à la réalisation d’ambitieux projets, l’individu se fondant dans la somme des parties. Leur production est signée de la griffe des deux auteurs.
Gutsche et Miller entretiennent un dialogue visuel et intellectuel tout en affirmant le caractère individuel de leur vision et de leurs méthodes respectives. Les deux documents qu’ils ont réalisés de concert sur le quartier de Milton Park et le canal de Lachine révèlent, derrière l’intention documentaire affichée d’emblée, une conception commune du pouvoir des images d’explorer la réalité sociale. Pour leur part, les divers ensembles exécutés en parallèle, sans échange concerté sur le sujet choisi ou l’approche mise en œuvre, révèlent une parenté formelle manifeste et une concordance de la pensée plastique.
De 1970 à 1973, Gutsche et Miller vont mettre la photographie au service de la sauvegarde du quartier Milton Park. Par le biais de l’image, ils vont assurer la pérennité d’une zone urbaine multiethnique dont la configuration est en train de changer radicalement.
Miller va photographier en détail, sous les conditions climatiques les plus diverses, le patrimoine bâti et suivra pas à pas sa destruction. Ses vues décrivent par le menu la complexité du paysage urbain où cohabitent dans le plus grand désordre les styles, les époques et les éléments naturels. Son document met en lumière la précarité de cet accord et sa disparition progressive. Pour sa part, Gutsche explore le visage humain de Milton Park. Ses portraits marient la personnalité des habitants du quartier à leur environnement. Chacun et chacune pose au milieu de son décor familier : les objets usuels définissent un espace intime imprégné des valeurs collectives. La photographe garde ses distances, semble s’effacer pour laisser toute la place à ses sujets ; ce faisant, respectueusement, elle les campe dans une position sociale.
La démarche de Gutsche prend de l’ampleur dans Six filles : un portrait dans le temps (1974-1976). Pendant trois ans, elle se fait l’observatrice assidue des six sœurs Censic, ses voisines. La complicité qu’elle établit avec elles ouvre les portes sur l’intimité d’une famille et les rituels qui ponctuent l’apprentissage des rôles dévolus aux femmes. D’image en image, de rituel en rituel, ces adolescentes se transforment en jeunes femmes épanouies et autonomes. Par cette suite narrative, Gutsche déborde le portrait social au profit d’une position féministe qui dévoile la formation de l’identité personnelle au fil des échanges avec une communauté.
Miller poursuit son exploration des formes architecturales dans deux projets portant sur le quartier des affaires (1974-1979) et sur le port de Montréal (1976-1979). Dans ces travaux, l’intention documentaire est jumelée à la beauté d’ensembles architecturaux uniques sauvegardés dans une forme photographique qui la met en valeur. Pour Miller, un édifice est un monument pétri de l’histoire et des valeurs d’une collectivité. Par la photographie, il cerne le caractère des lieux en détaillant les formes, en éliminant tout détail superflu pour aller droit à l’essentiel de son sujet. Ce faisant, il fait ressortir l’harmonie de ces ensembles et assure leur pérennité visuelle dans la mémoire collective.
Si l’intention de décrire au plus près les conditions sociales et de fixer pour la postérité la configuration visuelle des choses a marqué les premiers travaux de Gutsche et de Miller, les projets suivants vont orienter leurs entreprises respectives vers des formulations de plus en plus personnelles.
La série Paysages vitrés que réalise Gutsche de 1976 à 1980 amorce l’exploration d’un monde intérieur. Les vitrines de petits commerces du centre-ville de Montréal qui composent cet ensemble constituent autant d’écrans sur lesquels se déroulent les phantasmes concoctés par les spéculations du marketing. Dans cet espace délimité par les cadres des fenêtres, les objets sont disposés pour baliser un espace théâtral où se joue le jeu de la consommation. La vitre devient une surface, tantôt réfléchissante comme un miroir, tantôt transparente comme une porte entre deux mondes. Par un savant jeu de projections, de découpes, d’accumulations et de juxtapositions, Gutsche fusionne le monde extérieur semé de produits fabriqués, de mots, d’affiches et le monde intérieur où fleurissent les ombres et les reflets, la séduction et le désir. Chaque vitrine devient un royaume bigarré gouverné par un démiurge qui tire les ficelles hors champ. Chaque image donne à voir un univers onirique régi par ses propres lois.
À mesure qu’il progresse dans son examen de l’architecture montréalaise, Miller semble se rapprocher du compagnonnage obligé de la photographie et des grands travaux d’urbanisme du XXe siècle. Sa série de vues de chantiers de construction et de parcs de stationnement (1980-1983) emprunte la distance et l’objectivité des entreprises du Britannique Delamotte, du Français Marville ou encore du Canadien Notman qui, au siècle passé, célébrèrent les avancées du génie technologique et l’émergence du sens civique moderne. Miller dresse un relevé topographique du chaos urbain contemporain. Comme pour les vitrines de Gutsche, ses images étalent un luxede dissonances visuelles obtenues elles aussi par projection et découpe de stratifications discordantes ou par accumulation et juxtaposition d’éléments disparates. Son objectif creuse la cacophonie des formes d’une ville livrée à la cupidité de promoteurs plus soucieux de rentabilité que de sens civique.
En 1985-1986, Gutsche et Miller réalisent ensemble une commande du Centre Canadien d’Architecture sur le Canal de Lachine. Ils se divisent le travail selon leurs intérêts personnels : lui s’attache aux extérieurs, elle aux intérieurs. Miller donne libre cours à sa fascination pour les vestiges du paysage hérité de la révolution industrielle. La précision et la rigueur de sa description jointes à la complexité de l’information produisent des vues étagées où les plans se succèdent en cascade jusqu’à un horizon bouché, où les niveaux d’histoire se fondent dans un vaste ensemble indifférencié. La densité et les contrastes de ses tirages transposent l’épaisseur du paysage urbain en un espace géométrique où se jouent les formes successives et les matériaux hétéroclites.
Autant les édifices de Miller apparaissent comme des monuments compacts et inébranlables, autant les intérieurs de Gutsche traduisent un espace intériorisé aux contours fluides. Gutsche recueille les traces du passage des humains dans ces fabriques : des rouleaux de papier éparpillés sur le sol, des mannequins démembrés abandonnés dans un coin, un escabeau planté au milieu d’une pièce. Pour elle, ces constructions sont des coquilles vides hantées par l’absence des personnes qui les ont animées de leur présence besogneuse. Comme dans le théâtre onirique des vitrines, les frontières entre l’intérieur et l’extérieur sont gommées : les murs, dont la fonction est de cloisonner les espaces, sont percés de larges fenêtres d’où se déversent des cascades de lumière qui balisent ces lieux désertés. Dans ce théâtre d’objets se joue le dernier acte de la tragédie de la disparition de ce qui incarna, au siècle dernier, la prospérité.
Les portraits que Gutsche et Miller ont produits indépendamment au cours des dernières années mettent en lumière la différence irréductible de leurs approches.
De 1983 à 1988, Gutsche a photographié sa fille Sarah. D’entrée de jeu, elle se situe dans un espace intime. Au fil des ans, la mère regarde grandir sa fille, l’observe dans ses rapports avec les autres, examine le lien indéfectible qui les unit. Gutsche traduit cette intimité dans un vocabulaire plastique fait de contrastes marqués, de cadrages qui situent les personnes dans leur milieu, de poses révélatrices des attitudes des sujets. Sa chronique retrouve la perspective féministe qui se faisait jour dans Milton Park et Six filles : l’apprentissage des rôles féminins. Milton Park situait ces rites dans un contexte social. Six filles examinait ces passages dans le milieu familial. Ici, Gutsche s’en tient au cadre domestique et concentre son regard sur Sarah et Noémi, sa meilleure amie : le portrait qui en résulte conjugue affection et affirmation.
De la même façon que, dans ses vues urbaines, Miller superpose les plans pour recomposer l’ensemble du paysage, dans ses portraits, il s’attache à l’architecture d’un visage, à l’ensemble des traits qui modèlent la physionomie de la personne. L’intériorité qui charpente cet édifice affleure constamment à la surface de cette façade. Le vocabulaire plastique employé par Miller épouse son propos. Le cadrage en gros plan gomme les repères spatio-temporels. L’éclairage diffus dépouille les faciès d’effets dramatiques. Jamais Miller ne recherche le trait psychologique qui cernerait la personnalité de son modèle ou l’expression qui traduirait ses états d’âme. Ses portraits sont neutres, précis, transparents mais habités par la présence de la personne. Un portrait, c’est la force intérieure imprimée sur un visage.
Au fil de plus de deux décennies, Gutsche et Miller ont élaboré des œuvres significatives marquées par une convergence de vues sur le pouvoir représentatif de la photographie, la pérennité des images, la spécificité du médium et de ses matériaux, la complémentarité des sujets. Ce même échange ininterrompu a contribué à forger des visions personnelles qui se complètent et s’enrichissent de l’individualité et de l’originalité de leurs auteurs.