[Automne 1995]
par Emmanuelle Léonard et Eugénie Robitaille
Lorsque l’on questionne le caractère intimiste ou biographique d’une oeuvre, il semble illusoire de vouloir dresser une généalogie définitive, et on ne peut, sans risquer d’être réducteur, évoquer le terme tradition.
Si cette difficulté semble être éclipsée par la présence incontournable du sujet que suppose la photographie, il n’en demeure pas moins que les substances que ce médium extirpe du réel ne cessent d’échapper à toute organisation linéaire, se refusant à simplement nommer. Pourtant, lorsque l’on observe les travaux des jeunes photographes présentés dans ce numéro de CVphoto, il paraît plus que justifié de les associer à un courant qui s’est imposé dans la photographie québécoise, lequel s’est développé en une pratique documentaire hybride où l’emprunt photographique est investi d’une subjectivité voilée. Parmi les nombreux artistes pouvant y être liés, nous retiendrons ici John Max, Raymonde April et Michel Campeau comme ayant plus fortement joué avec la notion d’autobiographie et l’inévitable ambiguïté qu’elle sous-tend. Réalisant une photographie greffée au quotidien de l’artiste, ils ont élaboré des stratégies pour une mise en inquisition de l’intime. Telle une profession de foi obstinée, ils ont traqué la faille dans l’instant anodin, révélant un espace essentiel à leur questionnement spirituel.
John Max est l’un des premiers à avoir fait usage de la photographie comme outil d’introspection. Si son oeuvre comporte des éléments syntaxiques souvent associés au documentaire social, les problématiques soulevées, qui s’articulent en une errance anxieuse, relèvent d’une interrogation plus existentielle que politique. Composé à très forte majorité de portraits (sauf quelques exceptions : scènes urbaines et paysages), Open Passeport (1973) propose une narration incertaine où les images s’interpellent sans jamais assurer une relation claire. La présence récurrente de photographies d’un garçonnet, souvent juxtaposées à des portraits d’adultes où s’esquissent des rapports humains nébuleux, accroît les tensions dont chaque image est porteuse. Ainsi se crée un espace-miroir (l’enfant se pose comme l’incarnation du doute) où l’on cherche à redéfinir ses liens avec les autres, son rapport au monde, accablé par l’impossibilité de les sublimer.
« Tout ce qui arrive au moi, tout ce qui part du moi. Le moi, pas plus que les objets du monde, n’est une fin en lui-même. C’est un foyer, une zone d’accueil ou d’expansion, un lieu où des choses et des événements se cherchent, se croisent, se rechargent1. »
L’œuvre de Raymonde April, qui n’a cessé d’entretenir un dialogue entre une mémoire mouvante et ses mécanismes d’écriture, trouve dans la photographie un paradoxe qui lui sera essentiel : une présence immanquable (ce ça-a-été irréductible) et un silence mortuaire (la nostalgie de l’instant). Cette simultanéité d’une essence et de son absence, l’artiste nous l’a rejouée, plongeant le spectateur dans une valse entre une appropriation spontanée et la fuite immédiate de ce qu’il croit, avec crédulité, saisir.
Dans les autoportraits accompagnés de légendes — Je m’effondrai sur le lit (1978), Je passais des jours à douter de tout (1979) — Raymonde April associe texte et image pour cerner très précisément un climat émotif. Cette surenchère du sens liée à l’évidence d’une mise en scène (la modèle est aussi l’opératrice) mène à une objectivation du sensible. Il ne s’agit plus d’un simple constat mais d’un démantèlement des processus de représentation de l’affect.
Dire de ce travail qu’il est autobiographique est aussi incontournable qu’inapproprié. Avec Cabanes dans le ciel (1984-85), Tableaux sans fond (1985) ou Parade (1986), la narration s’organise autour d’images de l’espace intime, mais d’une intimité opaque et fuyante. Ce théâtre du quotidien se dévoile à nous autant qu’il se refuse. La mémoire désire, la raison désespère (le signifié est en mutation) ; alors s’éveille un sentiment étrange et muet. Sensible comme insaisissable, le monde de Raymonde April joue au funambule sur la fragile frontière entre le réel et la fiction. Il transcende le discours sur le médium pour questionner les positions de sujet et d’objet au sein de la mise en ordre qu’opère la mémoire.
S’il y a fiction, il y a aussi évocation. Une évocation qui pousse à scruter l’image pour en découvrir le sens caché, cette existence autre dont est porteur l’objet photographié. Face à La tasse blanche (1991) ou à Charles piqué par le soir (1991), le spectateur est propulsé dans une quête épique de l’invisible au travers du visible, fasciné par la force séductrice d’images, où se côtoient désirs et interrogations. S’il existe l’assurance et la certitude d’un moment passé déposé au creux de la mémoire, cette dernière n’est-elle pas aussi la meilleure créatrice de fiction ?
« Qui veut voir ne verra pas et qui veut savoir devra imaginer l’envers des choses qui lui sont données à voir, telle est la cruelle et indépassable loi de la plate photographie et de l’autobiographie qui tente de se fonder sur elle2. »
L’évolution de la production de Michel Campeau est peut-être une des plus représentatives de celles suivies par la photographie québécoise depuis une trentaine d’années. Œuvrant dans le documentaire engagé, il participe au projet Disraeli (1972-1974) qui puise sa motivation dans la certitude qu’une photographie peut dévoiler à son sujet les structures politiques dans lesquelles il se trouve. Puis au début des années quatre-vingt, il publie un portrait social avec Week-end au paradis terrestre (1973-80) — il parle alors de réalisme subjectif —, rejoignant les virulentes critiques que subit le documentaire photographique. Seulement les temps changent, et Michel Campeau met le cap sur d’autres îles. Des îles plus secrètes et plus mouvantes, faites de non-dit et d’invisible, de fragments de sens et de sensibilité.
C’est dans la tension fragile entre l’infiniment proche et l’infiniment lointain que se situe le travail de Michel Campeau. S’enfermant dans son intimité, se détournant de l’autre, il le saisit plus que jamais. Dans cette autre amoureuse, cet autre enfant ou cet autre paysage, puis encore dans ces fracas d’images télévisées ou dans ces sombres photographies en négatif, l’autre est là. Un autre je. Sur ces textes déstabilisés — Les tremblements de coeur (1988), Éclipses et labyrinthes (1993) — se greffe la réalité fugitive. Du sujet partent des ondes lumineuses chargées de désirs et de peurs vers une introspection salvatrice. Tel un inconscient qui cherche désespérément à épouser le réel.
Lorsque Michel Campeau parle d’empreintes chagrines de l’errance, il trouve un écho dans les travaux présentés par cette publication. Travaux où chacun, à sa manière, puise dans le monde des assises pour reconstruire à coup de reflets éphémères un jeu à jamais insaisissable.
Malgré que l’on se refuse à faire appel à une tradition figée, il est inévitable de reconnaître l’influence de ces œuvres où s’est manifesté, d’une façon souvent brute et vive, le désir de faire du singulier le corps signifiant des caractères fondamentaux de l’existence. Les problématiques liées aux concepts d’errance, de mémoire ou d’inconscient questionnés par Max, April ou Campeau occupent aujourd’hui une place majeure dans la photographie québécoise qui en a fait un domaine de prédilection.
Ce texte ne prétend pas offrir une liste exhaustive des artistes pouvant être liés, de près ou de loin, à cet espace photographique. Combien d’autres, tels Richard Baillargeon, Geneviève Cadieux, Sorel Cohen, Angela Grauerholz, Sylvie Readman, Reno Salvail…, ont marqué, séduit ou fasciné nos regards contemporains avec leurs images troublantes de ces points d’ancrage perturbés empruntés au réel. L’actualité, la diversité et la complexité de ces productions ne permettent pas d’expliquer l’émergence du groupe que cette parution présente dans une relation filiale simpliste. Mais il est clair qu’elles ont été et qu’elles seront encore une source d’inspiration riche pour un langage photographique qui ne cesse de se redéfinir.
1 Régis Durand, dans Raymonde April, Réservoirs Soupirs, Photographies 1986-1992, avant-propos de Gaétan Gosselin, textes de Régis Durand et de Michèle Waquant, VU, centre d’animation et de diffusion de la photographie, 1993, p. 14.
2 Jean Arrouye, « Le grand jeu de Michel Campeau », dans Éclipses et labyrinthes, Séquence, Chicoutimi, 1993, p. 11.