[Hiver 1995-1996]
par Robert Legendre
Depuis son invention, la photographie n’a cessé d’évoluer. La publication du portfolio regroupant quelques œuvres de Ginette Bouchard dans ce numéro de CVphoto, comme celle du portfolio de Carol Dallaire dans le numéro 32, me sert donc de prétexte pour réfléchir sur ce développement de la photographie.
L’informatique – et donc la création d’images par ordinateur – sont des phénomènes qui nous sont arrivés en douceur, et les artistes qui s’y intéressaient au début, tout comme les universitaires du domaine des arts (dont Suzanne Duquet ou Andrée Beaulieu Green à Montréal au début des années soixante-dix), ont longtemps été considérés comme des marginaux, voire comme des énergumènes. Pour la photographie, le boom s’est produit dans les années quatre-vingt. Depuis, l’apparition des logiciels de traitement d’images pour ordinateurs domestiques, le développement qualitatif de la numérisation des documents visuels et la possibilité d’obtenir des épreuves de qualité, proposent à tout un chacun des outils remarquables. Les graphistes, devenus des infographistes, s’en sont saisis. Les résultats émergeant de cette technologie ébranlent les milieux de la photographie, qui jusqu’à maintenant ne juraient que par définition, permanence et rendu : c’est maintenant incontournable. De plus, l’utilisation d’ordinateurs et d’écrans cathodiques comme supports de création et moyens de diffusion d’œuvres numériques impose des paramètres complètement nouveaux à la photographie comme aux autres domaines artistiques. Les appareils de prise de vues numériques vont atteindre d’ici quelques années un niveau de sophistication qui va révolutionner l’acte photographique lui-même, et le cérémonial qui l’entoure.
Depuis l’informatique, l’objet photographique, de même que la séquence des gestes nécessaires à sa réalisation, sont aussi éloignés de l’acte photographique proprement dit que ne l’est la peinture. L’acte n’est pas pur, il est infographique et donc il emprunte ; cela lui confère une aura de facilité et d’efficacité, d’où son originalité, sa faiblesse et sa force. Cet amalgame de moyens et de possibilités puise à profusion dans la peinture – naturellement dans le collage –, dans le dessin et dans la vidéo, et la photographie est ici une évidence par son affinité avec ce médium, sa disponibilité et le sans-gêne des officiants : la puissance du médium tient au fait qu’on peut, avec la technologie numérique, fragmenter indéfiniment et surtout facilement l’objet-source, le mutiler, l’anonymiser pour se l’approprier au sein d’une œuvre qui deviendra elle-même un objet-source qui sera… On se libère, croit-on, des contraintes reliées aux moyens traditionnels, de la nécessité d’une certaine habileté d’exécution et d’un contenu. Pourtant, ces exigences se déplacent, elles ne disparaissent pas.
Cette technologie terriblement moderne (et dérangeante pour certains) ouvre au créateur un domaine qu’il se doit de définir, nommer ; établir ses propres normes et paramétrer les moyens de diffusion qui s’offrent à lui, ou ceux qu’il devra inventer. Et il n’est surtout pas seul pour conquérir cette ancienne terre vierge. Mais cela, c’est une autre histoire…