[Hiver 1995-1996]
par Mona Hakim
En observant les photographies de Ron Levine, il m’est revenu en mémoire les cocasses portraits de groupes d’un photographe new-yorkais parus il y a plusieurs années dans la revue Photo.
Traquant les ligues ou les associations en tout genre, ce photographe exhibait une manie typiquement américaine et transfigurait ces humbles collectivités en célébrités. En mobilisant pour les besoins exclusifs de la photo les membres d’un groupe rarement réunis autrement, le photographe devenait ainsi le premier et principal témoin de cet événement. Avide du culte de la vedette, Life porta également une attention particulière à ce type de représentation.
C’est par le biais d’une valorisation de leurs sujets que ces photos de magazines m’ont semblé coïncider avec le travail de Ron Levine, le travail d’un hagiographe qui, au fil de ses nombreux et longs séjours en milieu rural, capte et immortalise sur pellicule des gens qui apparaissent comme les derniers survivants de l’ère industrielle. Là s’arrête toutefois la comparaison entre les portraits intimistes de Levine et ceux plus tape-à-1’oeil de ses prédécesseurs. Leur distinction révèle précisément le glissement de la tradition du documentaire social vers un réalisme plus subjectif.
Kinship of the Great Eastern est le résultat d’un périple de plus de dix semaines entrepris par le photographe à travers les villages et les routes isolés des Maritimes. Cette série fait suite à South of the Mason-Dixon (1994), une suite d’images réalisées dans les zones périphériques et rurales du Sud des États-Unis. Cadrés pour la plupart isolément, les pêcheurs, les artisans ou les paysans, hormis pour leur métier précaire, sont d’abord choisis pour leur environnement immédiat – une ferme, un atelier, une maison modeste –, un environnement rendu presque théâtral par la légère distorsion de l’image créée par un grand angulaire et par la mise en place d’un éclairage artificiel jumelé à la lumière naturelle. Braquées sur les personnages, les lampes d’appoint délimitent une sorte de halo qui rend plus dramatique la présence de ceux-ci, une présence cruciale dans cette traversée d’un monde devenu presque marginal, voire même voué à une probable disparition.
Conscients de leur situation précaire, ces habitants des Maritimes se prêteront avec fierté au jeu de l’appareil photo, pour ne pas dire à celui de la séduction, « posant » pour lui, tout en sachant pertinemment qu’il s’agit là d’un moment privilégié à l’intérieur d’une vie anonyme et par trop banalisée. Pour sa part, le photographe devient le témoin de cette mise en mémoire, saisissant au passage la dignité, la force et le patriotisme dont ces individus sont imprégnés. Avec pour toile de fond leur maison, leur terre ou leur atelier, ils jouiront du halo lumineux projeté autour d’eux comme s’il s’agissait d’une auréole. Heureux détournement « mis en lumière » par le premier observateur de la scène qu’est le photographe.
Ici est pris en compte l’investissement de l’artiste envers son sujet photographié, non seulement du point de vue de l’opération technique (lourd attirail et assistant requis lors des déplacements, long parcours routier), mais aussi et surtout en raison de l’investissement émotif qu’exige la communication avec des inconnus, le plus souvent isolés. Les exigences sont celles d’une complicité obligée, d’une méfiance à dissiper, d’une intervention non annoncée dans la vie privée d’autrui. Une fois la communion établie s’ensuit une danse entre l’artiste et le modèle, alors que ce dernier prendra lui-même sa place à l’intérieur du cadre, dictant presque à lui seul les déplacements et les angles de l’appareil photo.
En revêtant d’une aura quasi solennelle la détermination manifeste de ces communautés à préserver leurs acquis, Ron Levine s’engage à leur offrir leur part de prospérité et à fixer sur pellicule à la fois les marques d’un futur incertain et celles d’un désir de survivance. N’y a-t-il pas là, bien en place, les actes d’un certain subjectivisme?
Formé au Ryerson Polytechnical Institute de Toronto, Ron Levine est un photographe itinérant. Son travail ressemble un peu à des « journaux de voyage ». South of the Mason-Dixon a été présenté à l’automne 1994 à la galerie Vox, à Montréal. Les images du présent portfolio sont extraites de Maritime Highways. Il a exposé en novembre dernier ses photos récentes de Pologne à la galerie Bethanien Kunsthaus, à Berlin.
Critique et essayiste, Mona Hakim est une spécialiste de l’art contemporain au Québec. Commissaire et conférencière recherchée, elle collabore aussi à de nombreuses publications d’art actuel au Canada.