[Printemps 1996]
par Sylvain Campeau
Le 23 septembre dernier, Vox Populi, en collaboration avec le Musée d’art contemporain, a organisé un colloque intitulé La présence de la photographie dans les collections des musées. Spécificité d’un médium… d’une culture.
Au cours de ces deux journées, nous avons pu entendre Louise Déry, ex-conservatrice au Musée du Québec et au Musée des Beaux-Arts de Montréal ; Josée Bélisle, du Musée d’art contemporain de Montréal ; David Harris, du Centre Canadien d’architecture ; Daniel Girardin, du Musée de l’Élysée (Lausanne) ; Pierre Dessureault, du Musée canadien de la photographie contemporaine ; James Borcoman, du Musée des Beaux-Arts du Canada ; Claude Thibault, du Musée du Québec ; et Jean-Luc Monterosso, de la Maison européenne de la photographie.
On nous a assurés que, dans les musées d’art au Canada, la photo était aussi bien (ou aussi mal) représentée que la sculpture. Étrange façon d’aborder la spécificité d’un médium que de dire qu’il est traité comme les autres, que « toute est dans toute et comme, pas plus, pas moins que toute »… Voilà une réponse qui donne dans un syncrétisme atone et dans le consensus mou. Cela amène aussi à penser que les récriminations des artistes ne sont que des tentatives égoïstes pour obtenir la plus belle part du gâteau. Aux temps où nous vivons, il semble bien que l’on perçoive la contestation non comme une occasion d’échange de vues, mais comme une crise qui vient perturber la belle harmonie qui unit artistes et institutions. En ces temps bénis, la crise ne peut donc venir que d’enfants boudeurs et querelleurs qui restent ingrats devant ce qui est fait pour eux.
Finalement, c’est moins la question de la présence que celle de la place comptable de la photographie au sein des collections qui a été abordée. Sur la défensive, les conservateurs se sont employés moins à établir une définition de ce que peut être la photographie en rapport avec les arts visuels qu’à un historique circonstancié et à un décompte des œuvres formant leur collection. Ces présentations tombaient donc dans le circonstanciel plutôt que dans le définitionnel. Les seuls qui ont tenté de faire partager certaines idées sur le statut que la photo pouvait occuper au sein des arts visuels sont ceux qui avaient le moins de comptes à nous rendre et le moins à perdre en le faisant, c’est-à-dire les invités européens. Quant aux autres, nous avons eu droit, surtout durant la période des questions, à un silence aguerri, qui ne tenait pas du désir de ne pas s’engager dans une discussion de fond avec d’autres professionnels, mais qui indiquait plutôt une absence totale d’idées sur la chose, dans une attitude qui disait en clair la non-pertinence de la discussion théorique et du débat intellectuel. Devant cette réaction, j’ai ressenti un vide abyssal et une étrange impuissance. On peut s’opposer à ceux qui s’engagent sur le terrain des idées : nous sommes alors, artistes, commissaires indépendants ou critiques d’art, en territoire connu. Mais devant le sentiment de l’inutilité de la pensée critique, que peut-on ?
Un exemple parmi d’autres : la question des artistes qui se disent photographes et des photographes qui se disent artistes, donc la question de la spécificité de la photographie (Vous savez! Dans le titre… le mot « spécificité »!), a été abordée d’abord de manière anecdotique par Daniel Girardin, puis, plus substantiellement, par James Borcoman. Elle a été remise sur le tapis à la suite d’une question de Louise Déry, revenue dans l’assistance, qui voulait savoir si l’on s’en remettait à cette définition personnelle pour décider de la collection pour laquelle on acquerrait une œuvre ou dans laquelle on la classerait. Le seul qui a bien voulu répondre à cette question a été Pierre Dessureault, conservateur d’un musée de la photographie, pour qui cela ne posait aucun problème. Pour le reste, silence des invités, silence dans la salle ; coupable et peureux d’un côté, complice de l’autre.
Ce qui fait à l’heure actuelle l’intérêt de la photographie, c’est justement qu’elle nous invite, avec l’installation et d’autres modes de représentation contemporains, à revoir, à revisiter et à réévaluer ce qui fait que l’on accorde la mention « art » à certains objets. Elle montre ce qu’il en est des conditions sous-jacentes, implicites, qui participent à définir ce qu’est l’art. Cette auto-réflexivité des valeurs n’est pas nouvelle. Toute avant-garde — toute rupture significative — en fait foi. Dans une culture comme la nôtre, où la rupture est passée au rang de fait acquis, cette problématique est essentielle et mérite d’être examinée. Comment expliquer que des conservateurs liés à des institutions prestigieuses ne désirent pas aborder — ou ne voient pas l’intérêt de le faire — une telle problématique alors qu’elle est partie constituante des questions qui doivent être posées à l’art contemporain ? Est-ce à dire que ces personnes partagent cet avis — entendu lors du lancement du Mois de la Photo à Montréal — d’un député libéral fédéral, qui n’a pas cru important de lire son discours ou d’être correctement brieffé sur l’événement qu’il inaugurait (« un événement sympathique qui regroupe de jeunes artistes! », selon lui) et qui nous a affirmé que « l’art, c’est important pour se détendre » ?
Pour le commissaire indépendant et critique d’art que je suis, il m’apparaît à tout le moins que j’ai, à l’instar des autres intervenants, artistes, coordonnateurs de galerie, galéristes, etc., une perspective différente sur l’art. Pour nous, une œuvre est un objet de réflexion. C’est l’aboutissement d’un travail particulier de sens. L’œuvre existe en fonction d’une esthétique, d’une pensée, d’une sensibilité. Elle est un point nodal de représentations mentales et sensibles. À nous, critiques ou commissaires, reviennent la tâche et la responsabilité de la présenter, pour que ce qu’il y a de potentiel et de charge signifiante en elle s’épanouisse. Il nous faut la décrire, la penser, trouver un lieu qui lui soit propice. Inutile d’ajouter que si nous avons un projet d’exposition particulier, comme commissaire indépendant, nous biffons de notre liste, immédiatement, les institutions muséales, dont certaines ont déjà un nombre aberrant de conservateurs à leur emploi. Les musées (pas tous, évidemment!) nous apparaissent comme des lieux où les interrogations ne sont pas les nôtres, dans lesquels nos préoccupations ne trouvent pas d’écho, des lieux que nous ne pouvons interpeller grâce à des projets conjoints.
Bref, pour nous, l’objet d’art pose une série d’interrogations, peut avoir plusieurs sens, peut permettre de suivre différentes pistes d’interprétation. Il est, pour reprendre un terme qui a eu son heure de gloire, plurisignifiant, il ne possède pas un sens univoque. Nous ne pouvons faire consensus sur son sens et c’est là toute sa richesse.
Mais passe-t-il au sas des comités d’acquisition et au sein des collections de musée qu’il devient objet à classer et à entreposer. Il devient un simple objet, interchangeable, quantifiable, réduit à un volume et à un poids ; un objet qui obéit à la logique des marchandises dans une société capitaliste, basée sur la valeur prêtée à la forme des choses et sur leur valeur d’échange. Ainsi, cette question d’une vieille querelle : Voices of Fire, de Barnett Newman, vaut-il plus que les sommes investies pour l’achat de peinture et de pinceaux et le temps consacré pour le peindre ? Ou, encore, la Robe de chair, de Jana Sterbak, est-elle l’œuvre d’une artiste ou d’un boucher ?
C’est ici deux logiques qui s’affrontent. Il n’est pas innocent mais presque obligé que cet objet d’art passe sous le coup d’une autre logique lorsqu’il est introduit dans une collection de musée. Mais là où le bât blesse, c’est lorsqu’il faut à tout prix que l’œuvre soit chargée d’une signification univoque pour être recevable par les gens des comités d’acquisition… dont il a semblé être dit d’ailleurs, lors du colloque, qu’une formation ne leur ferait pas de mal. Là-dessus, Josée Bélisle a répliqué qu’il fallait tout de même leur reconnaître, à ces conservateurs, une certaine expertise. Je n’en doute pas, mais le silence rigoureux qu’elle a observé avec d’autres (nous, de la salle, inclus!) sur des questions intellectuelles, cette attitude de non-reconnaissance des préoccupations théoriques sur la photo — qui semblent n’avoir pour eux aucune pertinence — sont des contre-preuves consternantes.
En tant que critique, j’aimerais bien pouvoir être en accord ou en désaccord avec Mme Bélisle et ses collègues. Cela serait sans doute enrichissant de pouvoir discuter avec eux de ce qui fait l’intérêt de la photographie québécoise contemporaine. Mais, dans l’état actuel des choses, cela ne semble pas possible. Nous ne partageons pas, semble-t-il, un goût commun pour le débat théorique.
Là où les comités qui s’occupent de l’acquisition des œuvres et où les autres instances qui relèvent de l’attribution des fonds public doivent fonctionner sur le mode du consensus et du sens univoque à accorder à un objet d’art, nous, critiques et commissaires indépendants, nous reposons davantage sur des questions de significations plurielles, fluentes. L’œuvre, pour nous, est un nexus de questions à résoudre, sans cesse à résoudre, et dont il est fécond de débattre. Poser ces questions nous permet d’explorer ce qu’il en est de nos valeurs, de nos sensibilités, de nos mentalités, de nos conditionnements : bref, de notre humanité et de ce qui la compose et ne l’explique que partiellement. Bêtes de sens et de pensées, nous cherchons dans les œuvres nos paradoxes intellectuels et sensibles, nos hésitations. Nous y voyons notre propre quête. Nous mesurons les œuvres et les jaugeons à nos incertitudes.
Voilà pourquoi il y a des silences qui sont des lâchetés! Voilà pourquoi il me faut écrire ce texte qui est mon mea culpa à moi!