[Hiver 1996-1997]
par Jennifer Couëlle
Qu’on taise ici les exceptions. Dans la foulée, d’abord discrète et désormais croissante, de photographes qui, depuis la fin des années cinquante, fouillent les signes distinctifs et les traumatismes des paysages industriels et postindustriels, le Bruxellois Jasinski repère sites décharnés et architectures vétustes, attend la noirceur et braque son viseur.
Réalisées à l’occasion d’une mission de redécouverte d’images collectives de Genève et de Bruxelles, où elles furent présentées l’an dernier dans le cadre de l’exposition La Ville et son cliché — regards croisés Bruxelles-Genève, les photographies présentées ici nous plongent le plus souvent dans une urbanité abîmée ou fatiguée, dénuée de toute présence humaine. Sinon celle du photographe, dont on partage la manifeste lenteur du regard. Tributaires de la seule lumière lunaire, ces images où se condense la nuit nécessitent, on s’en doute bien, un temps de pose prolongé. Celui-ci fait entrer dans la boîte noire le clair du ciel nocturne et impressionne la pellicule d’une symphonie de gris, de détails insoupçonnés et d’une facture feutrée, presque palpable. Le résultat se perçoit tel un rêve étrange où un œil solitaire sonde des lieux suspects. C’est dire combien les photographies de cet artiste se prêtent à la projection subjective — la sienne, comme la nôtre.
Jasinski, on l’a dit, ne fait pas bande à part. Son attrait pour les décombres et les édifices abandonnés participe d’un vaste courant qui semble vouloir s’imposer au flux de la photographie de cette fin de siècle. Mais à la différence de l’Américain Emmet Gowin, par exemple — dont les photographies sensibles sonnent, depuis les années soixante-dix, un véritable cri d’alarme pour les lacs pollués et les sites dévastés par des centrales nucléaires désertées —, les images de Jasinski traduisent la ruine et l’oubli par bouffées de poésie. De la même manière, leur caractère intime les distingue du projet d’archéologie industrielle entrepris en 1959 par les photographes allemands Bernhard et Hilla Becher. Cultivant l’anonymat du regard, leurs séries de châteaux d’eau, de silos et de gazomètres procèdent de ce que l’on appelle objectivité de l’inventaire scientifique. Avec peut-être l’exception de l’attention portée à la structure des sujets photographiés. Et encore… celle-là est enregistrée avec la plus grande neutralité.
En fait, les images de Jasinski ne sont pas tant des témoignages d’une quelconque catastrophe postindustrielle que des poèmes qui, un peu dans l’esprit du Waste Land de T. S. Eliot — la présence de l’homme en moins —, éprouvent la stérilité de l’environnement. L’usure, le dégât, sont visibles, mais ils servent de prétexte à l’émotion, celle du regardeur qui viendra un temps les habiter. Qu’il s’agisse de la violence matérielle qu’évoquent tiges de métal rompues laissées pour compte, dans un coin de chantier (Rue des Quatre-Fils-Aymon, Bruxelles), de la dépaysante monumentalité de fondations ravagées (Boulevard Émile-Jacqmain, Bruxelles) ou de la gloire éteinte d’une architecture invalide drapée de bâches et de filets (Villa Edelstein. Chemin Rieu, Genève), la porte des interprétations possibles est béante.
Cela dit, il ne suffit pas d’ouvrir une porte pour qu’on en franchisse le seuil. Si l’on entre volontiers dans les prélèvements crépusculaires de ce photographe, si l’on se surprend à les parcourir d’un regard insistant, c’est qu’elles ont l’appât pour nous tenter. La principale adresse de Jasinski est de feutrer de prouesses esthétiques le symbole criant de sa trame thématique. Il en amortit en quelque sorte le choc. La décrépitude urbaine, chez lui, nous est livrée au rythme de ses prises : lentement. Cet artiste nous fait patienter. Il nous donne d’abord à voir puis, peu à peu, à sentir. Contrairement au duo Bercher, les jeux d’ombre et de lumière, Jasinski ne les craint guère. Ses photographies sont habillées d’effets de profondeur, de relief et de texture. Aux plages impénétrables de noirs se juxtaposent d’infinitésimaux détails de branches, de sable et de macadam craquelé que la lune, et seule la lune, vient éclairer.
Il faut voir aussi son parti pris formel dans Ilôt 13. Montbrillant, Genève. Surplombant ce qui ressemble à un parking ou à un terrain vague asphalté, des édifices en angle rivalisent de volumes, de géométries, de motifs sériels aussi. Sur le vieux crépi du mur de l’un se profilent les silhouettes fantomatiques de demeures, presque identiques, depuis belle lurette disparues. Tandis que l’autre, de son petit air magrittien, s’anime d’une suite verticale de fenêtres illuminées. Si le graphisme de l’image joue ici un rôle de premier plan, parions que c’est pour mieux retenir notre œil, pour l’amener à se familiariser avec les lieux et à pénétrer les recoins de pierres brisées. Nos yeux habitués à la noirceur, notre imaginaire entre en scène. Et chez André Jasinski, il a carte blanche.
André Jasinski vit et travaille à Bruxelles. Il expose régulièrement depuis une dizaine d’années Belgique et à l’étranger. En 1995, il a participé à la mission et à l’exposition photographique La ville et son cliché – Regards croisés Bruxelles-Genève. La majorité des photographies présentées dans ce portfolio proviennent de ce projet.
Jennifer Couëlle vit et travaille à Montréal. Critique d’art et journaliste, elle publie régulièrement des écrits sur l’art depuis 1989. On peut la lire entre autres dans les magazines Parachute et CVphoto ainsi que dans le quotidien Le Devoir.