Lynne Cohen – Catherine Pomparat, À l’infinitif pluriel

[Hiver 1996-1997]

L’odeur des choses photographiées est tenace et déconcertante : âcre, tiède, âpre, glacée, fétide, chimique, hygiénique, aseptisée, nauséabonde.Une odeur d’humanité misérable dans un auditorium, dans une salle d’attente, dans une salle de bal populaire, dans un salon bourgeois, dans une salle d’observation, dans une salle de soins, dans une salle de tir, dans une salle de classe, dans un salon de coiffure, dans une salle d’exposition, dans un bureau d’enregistrement, dans une salle de conseil municipal, dans un édicule de démonstration, dans une maison témoin. Un cas d’hallucination olfactive caractéristique.

par Catherine Pomparat

Une carte géographique, à la démesure borgésienne, recouvre le sol. Un territoire militaire simulé, à l’échelle d’une salle de cours : au fond de l’auditorium, deux cavités parallélépipédiques noires rompent la disposition symétrique des chaises et affirment le lieu de formation. Ces deux trous noirs qui surgissent dissymétriquement, de part et d’autre d’une horloge, sont des passages pour des images, des ouvertures murales pour appareils de projection. Pourtant, ici, aucun écran de réception et personne pour regarder des images. Seul le spectateur fait face à l’auditorium qui surgit avec force. Irruption frontale, irrépressible, vide de présence humaine, de la photographie dans son cadre de formica noir.

Les photographies sont présentées dans des cadres de formica, simili-marbre, simili-granit, simili-couleur. Une marie-louise porte une inscription nommant le type de lieu photographié : auditorium, living room, men’s club, classroom, salle d’attente, spa, laboratory, factory, salle d’exposition, salle de tir, salle d’obser­vation. Aucun autre nom géographique ou historique du lieu. Ce bureau en forme de bateau est peut-être celui d’une salle de conseil de quelque municipalité provinciale européenne, mais peut-être pas. Les photographies ne sont pas datées non plus. Leur appréhension se fait au-delà de l’instant de la prise de vue, limite temporelle obligée du dispositif photographique. Atti­tude opiniâtre sans instantanéité. L’artiste travaille avec une chambre photographique de grand format, un instrument encombrant à trépied qui oblige à mettre un drap noir sur la tête au moment de la mise au point.

Nulle vérité historique dominante, nulle anecdote faisant événement, nulle mise en spectacle des espaces : ces photographies sont à l’infinitif pluriel1. L’infinitif, c’est la virtualité de l’action, de la pensée, du sentiment, sans l’acteur qui la rend possible. Le pluriel, c’est la marque de la multiplicité des choses du monde. Il y a beaucoup de choses, elles sont communes, c’est-à-dire ordinaires et partagées. À un moment où les choses se font toutes voir en même temps, constamment et partout, où les espaces publics et privés se superposent, ces photographies rendent visibles nos comportements à partir de nos façons particulières d’habiter des lieux partagés et communs, et donnent des formes à une réalité invisible, violente et symbolique.

Une photographie, encadrée de faux marbre, représente un couple de silhouettes en carton dans le séjour d’une maison témoin : un homme lisant son journal, une femme lisant un livre, suspendus, de part et d’autre d’une plante verte et d’un lampadaire allumé. Un miroir encadré sur le mur gauche reflète des fenêtres hors-champ donnant sur des arbres dépouillés de leurs feuilles. Mieux qu’une approche anthropologique de l’espace domestique, les liens conjugaux réduits à l’image d’un couple assis sur le vide de ses relations renvoient à la définition perecquienne du verbe vivre : «passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner2». Comme dans la déclinaison chronologique des relations matrimoniales, la séquence des petits déjeuners entre Kane et sa première femme, dans le film d’Orson Welles Citizen Kane.

Des photographies vides de présence humaine. Le vide n’est pas l’absence : il existe des substituts des hommes, des substituts de la nature, et des choses aux formes anthropomorphiques. Des choses et non pas des objets, car leurs fonctionnalités sont devenues toutes relatives. Elles ne sont plus là parce qu’utiles et efficaces, mais pour participer de l’ambiguïté des choses repré­sentées depuis Duchamp, Magritte, Broodthaers. Ceci n’est pas une salle de soins, une salle de conférence, une salle de tir, ceci est une représentation de l’art. Les choses représentées sont déterritorialisées, déplacées du monde quotidien au monde de l’art.

«Les niches de rangement deviennent des autels de l’architecture gothique, les papiers peints d’un salon bourgeois et d’une salle d’attente ressemblent à des fresques néoclassiques, l’espace organisé d’une salle de soins évoque la structure picturale d’une œuvre de Vermeer, les silhouettes peintes au pochoir sur diffé­rents murs renvoient au Pop Art, les ready-made de Marcel Duchamp sont partout, les horloges de Kosuth reviennent souvent, les lumières de Flavin et les nuages de Magritte ne sont pas rares, des pans entiers de murs recouverts de photographies d’hommes se réfèrent à l’œuvre de Gerhard Richter, les espaces de travail ra­tionnels et ordonnés paraissent des installations de Guillaume Bijl, les pièces en formica de Artschwager sont omniprésentes et le spectre de Beuys passe à travers les tableaux noirs3

Le monde est un musée et les choses du monde les ready-made. Peut-être pas le monde, mais des lieux particuliers du monde, des espaces intérieurs construits, caractérisés par leur fonction sociale : l’accueil, l’attente, la rencontre, l’apprentissage, la formation, le repos, la fête, la thérapie… La maison, l’édicule sont le lieu de ces fonctions. Une mise en ordre de choses muettes s’exprimant par leurs positions, leurs dispositions, leurs compositions, leurs expositions. Il y a des rangées de carreaux, de photographies d’hommes, de casques de coiffure, de cibles, de bustes mannequins, de perruques, de trophées, de silhouettes d’oiseaux peints, de chaises… Il y a des arrangements de meubles, de bibelots, de coussins, de guirlandes de Noël, de couvertures en fourrure, de squelettes d’animaux, de chapeaux, de vrais plantes vertes, de faux arbres… Il y a la structure de colonnes néo-mussoliniennes d’un espace aquatique et l’architecture carcérale d’une chambre de soins… Il n’y a personne.

Les instances normalisatrices de la société, les lieux de production de la cohésion sociale, les cadres sociaux, contrôle, formation, thérapie, engendrent l’organisation des espaces, induisent des manières de se comporter. En modifiant les rapports du visible et de l’invisible, ces photographies figurent des lieux, découpent les champs de l’expérience, composent les relations entre les personnes, rendent explicite ce que la réalité photographiée propose implicitement. La matière première des choses du monde est transformée en choses trouvées, installations trouvées, ready-made photographiables, par le processus d’appropriation de prise de vue et de mise en cadre.

L’acceptation de la notion de mise en cadre, ici, est double. Cadrage irréductible de l’acte photographique, mais aussi cadres, accessoires non moins irréductibles de ces photographies. Plus qu’une redondance, les cadres établissent à la foi une proximité et un écart entre les choses représentées. Proximité, dans la mesure où ils sont ce qu’ils feignent de ne pas être : des cadres ; le cadre règle la position des photographies, légitime sa présence en tant qu’œuvre d’art dans le lieu où elle est exposée. Écart, dans la mesure où ils feignent de ne pas être ce qu’ils sont : des objets.

Lynne Cohen a une formation de sculpteure, et le travail de l’artiste est aussi de fabriquer des objets et d’être confrontée à l’aspect physique des choses. L’aspect physique visible des choses, ce sont aussi des logiques, des principes, des lois qui normalisent les espaces photographiés : alignement, symétrie, échelle (miniaturisation, gigantisme), géométrisation, numérotation, mesure… Plus qu’un ordre définitif, ces photographies rendent visible un ordre défini : le nôtre. Des moitiés de mannequin sont alignées, côte à côte, sur des tables d’usine, quatre bustes sans tête sont posés sur le sol, les néons allumés du plafond rythment l’espace et toutes les figures sont identiques. Laminage parfait des visages et des corps pour représenter un seul modèle possible d’homme. Rangée d’anges chantant et jouant d’une peinture d’Hans Memling. Entre ordre et dé­sordre, ces photographies mettent au jour des correspondances inédites entre les choses qui dérangent les classifications habituelles. Des ballons gonflables de forme phallique dans une salle des fêtes. Des poissons peints sur un mur d’un studio d’enregistrement.

«Les choses ne semblent pas être ce qu’elles sont : les représentations murales de lieux exotiques semblent des bonsaïs agrandis, les hôtels de vacances ressemblent à des hôpitaux psychiatriques et les hôpitaux psychiatriques à des maisons de retraite, les armes ressemblent à des jouets, les fenêtres imitent les miroirs4

Ni vrai, ni faux, ou peut-être faux vrai, il ne reste plus qu’un écran sans image, dans une salle vide aux murs d’acier inoxydable recouverts de miroirs. À partir du moment où les choses sont photographiées les unes à côté des autres, elles ont fatalement un rapport et un sens. La tâche assignée à ces photographies est assurément de montrer qu’il n’y a aucune fatalité dans tout ça. Les choses sont des accessoires du quotidien qui permettent de faire tenir ensemble l’acteur et l’action. Les photographies rendent compte de cet équilibre pré­caire. «La photographie est un artifice qui ne permet pas de tricher5», effet de l’art et mensonge, absence et présence, oxymore généralisé. Le tableau noir est cet «entre deux inscriptions» qui caractérise le processus photographique, son écriture cachée hante les photo­graphies de Lynne Cohen : palimpseste, mémoire visuelle et pensée, cosa mentale, figure emblématique de photographies à l’infinitif pluriel.

1 «Infinitif pluriel» est une expression «recréée» par Francis Ponge : « […] non pas être, mais êtres, l’infinitif pluriel. » (L’atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, p. 341).

2 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 14.

3 Lynne Cohen, conférence, École des Beaux-Arts de Bordeaux, 26 avril 1993.

4 Lynne Cohen, op. cit.

5 Lynne Cohen, Entretien avec Tio Bellido, FRAC Limousin, 1992, p. 77.

D’origine américaine, Lynne Cohen vit et travaille à Ottawa. Professeure d’ arts visuels à l’Université d’Ottawa, elle poursuit également une carrière artistique internationale. Depuis plus de vingt ans, ses œuvres sont régulièrement présentées dans de nombreux pays et ont fait l’objet de plusieurs publications.

Catherine Pomparat est née à Bordeaux. Depuis 1978, elle est professeure de «culture générale» à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux où elle a enseigné au département «communication visuelle et audio-visuelle». Depuis quatre ans, elle est responsable de l’atelier de recherches photographiques choses communes. C’est dans le cadre de cet atelier qu’a eu lieu la rencontre avec Lynne Cohen.